Full text of "Vathek"
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1[
J^ Sd.
TAYLOR INSTITUTION-
BEQUEATHED
TO THE UNIVERSITY
ROBERT FINCH, M. A.
OF BALLIOL COLLEGE,
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TÂ^iiLT^m,
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AT.ONUKKS;
Chez ciarkk. New Bond strekt.
tJil.î.
JLiBS éditions de Paris et de Lausanne, étant derenu
extrêmement rares, j'ai consenti enfin a ce que Ton
republiât à Londres ce petit ouvrage tel que je
l'ai composé.
La traduction, comme on sçait, a paru avant
l'original ; il est fort aisé de croire que ce n'etoit pas
mon intention-— des c'u'constances, peu intéressantes
pour le public, en ont été la cause.
J'îd préparé quelques Episodes ; ils sont indiqués,
à la page 200, comme faisant suite a Vathek —
peut-être paroitront-ils un jour.
W. BECKFORD.
1 Juin, 1816.
VATHEK.
y ATHEE, neuvième Calife àe la racé
deâ AbbassideSy étoit fils de Mota^^m,
et petit-fils (THaroun Al-Rachid, Il monta
sur le tr6ne à la fleur de son ^e. Le«
grandes qualités qu^l possédoit déjà, M-
soient espérer à ses peuples que son règne
seroit long et heureux. Sa figure étoit
Bgréable et majestueuse ; maiâ quand il
étoit en colère, un de ses yeux devenoit
si terrible qu'on n'en pouvoit soutenir le
regard : le malheureux sur lequel il le
fixoit tomboit à la renverse, et quelquefois
même expil-oit à Fînstant Aussi, dans
la crainte de dépeupler ses états et de
faire un désert de son palais ce prince ne
se mettoit en colère que très-rarement. *
B
( 2 )
Il étoit fort adonné aux femmes et aux
plaisirs de la table. Sa générosité étoit
sans bornes, et ses débauches sans retenue.
Il ne croyoh pas comme Omar Ben Ab-
dalazizy qu'il fallût se faire un^ênfer de
ce monde, pour avoir le paradis dans
Tautre.
Il surpassa en magnificence tous ses
prédécesseurs. Le palais d'Alkorrenoii
bâti par son père Motassem sur la col^
line des chevaux pies, et qtâ commaur
doit toute la ville de Samarah/ ne lui parut
pas . assez vaste. Il y ajouta cinq ailes»
ou plutôt cinq autres palais, et il destina
chacun d'eux à la satisfaction d'un^ des sens.
Dans Iç premier de. ces palais, les ta<-
bles étoient toujours couvertes des mets
les plus exquis. Ou les renouvelloit
nuit et jour, à mes;i}re qu'ils se refroidr
issoient. Les vins les plus délicats et les
meilleures liqueurs, couloient à : grands
âots de cent fontaines qui ne tarissoieoi
jamais.i Ce palais s'appeloit le Festin
éternel ou V Insatiable.
( 3 )
On nommoit le second palais lé. Temple
de la Mélodie^ ou le Nectar de F Ame. Il
étoit habité par les premiers musicienB
et poètes de ce temps, qui, se disper-
sant par bandes, faisoient retentir tous les
lieux d'alentour de leurs chants.
Le palais nommé les Délices des yeux^ ou
le Support de la mémoire^ étoit un enchante-
ment continuel. Des raretés rassem-
blées de toutes les parties du monde, s'y
trouvoient en profusion et dans le plus bel
ordre. On y voyoit une galerie de ta-
bleaux du célèbre Mani, et des statues
qui paroissoient animées. Là. uae per-
spective bien ménagée charmoit la vue;
ici, la magie de l'optique la trorapoit agré-
ablement: autre part, on trouvoit tous les
trésors de la nature* En un mot, Va-
thek, le plus curieux des hommes, n'avoit
rien omis dans ce palais de ce qui pouvoit
contenter la curiosité de ceux qui le vir
sitoient
Le palais des Parfums^ qu'on appelloit
aussi V Aiguillon de la Volupté^ étoit divisé
b2
( 4 )
en plusieurs salles. Des flambeatrx et
des lampes aromatiques y étoient allumés,
même en plein jour. Pour dissiper la-
gréable ivresse que donnoit ce lieu, on des-
cendoit dans un vaste jardin, où l'assem-
blage de toutes les fleurs faisoit respirer
un air suave et restaurant.
Dans le cinquième palais, nommé le Ré-^
duit de la Joie^ ou le Dangereux ^ se trou-
Toient plusieurs troupes de jeunes filles.
Elles étoient belles et prévenantes comme
les Houris, et jamais elles ne se lassoient
de bien recevoir ceux que le Calife vou-
loit admettre en leur compagnie.
Malgré les voluptés dans lesquelles
Vathek se plongeoit, ce prince n'en étoit
pas moins aimé de ses peuples. On croyoit
qu'un Souverain qui se livre au plaisir,
est pour le moins aussi propre à gouverner
que celui qui s'en déclare l'ennemi. Mais
son caractère ardent et inquiet ne lui per-
mit pas d'en rester là. Du vivant de son
père il avoit tant étudié pour se désen-
nuyer, qu'il savoit beaucoup; il voulût
( 5 )
enfin tout approfondir, même les sciences
qui n'existent pas. Il aimoit à disputer
avec les savans ; mais il ne fallok pas qu'ils
poussass^it trop loin la contradiction.
Aux uns il fermoit la bouche par des pré-
sens ; ceux dont . l'opiniâtreté résistoît à
sa libéralité, étoient envoyés en prison
pour calmer leur sang: remède qui sou-
vent réussissoit.
Vathek voulut aussi se mêler des que-*
relies théologiques, et ce ne fut pas pour
le pisuti généraleaxient regardé comme or-
thodoxe qu'il se déclara. Il mit par-là
tous les dévots contre lui: alors il les per-
sécuta; car à quelque prix que ce fût, il
voùloit toujours avoir raison.
Le grand Prophète Mahomet, dont les
Califes sont les Vicaires, étoit indigné
dans le septième Ciel de la conduite ir-
réligieuse d un de ses successeurs. Lais-
sons-le faire, disoit il aux génies qui
sont toujours prêts à recevoir ses ordres :
voyons où ira sa folie et son impiété;
s'il en fait trop, nous saurons bien le châ-
( 6 )
Aidez-lui à bâtir cette tour qu'à
FimitatioQ de Nembrod, il a commencé
d'élever ; non comme ce grand guerrier
pour se sauver d'un nouveau déluge,
mais par l'insolente curiosité de pénétrer
dans les secrets du Ciel. Il a beau faire,
il ne devinera jamais le sort qui l'attend.
Les génies obéirent ; et quand les ouv-
riers élevoient durant le jour la tour d'une
coudée, ils y en ajoutoient deux pendant
la nuit. La rapidité avec laquelle cet
édifice fut construit, flatta la vanité de
Vathek. Il pensoit que même la matière
insensible se prêtoit à ses desseins. Ce
prince ne considéroit pas, malgré toute
sa science, que les succès de l'insensé et
du méchant, sont les premières verges
dont Us sont frappés.
Son orgueil parvint au comble lors-
qu'ayant monté, pour la première fois,
les quinze cents degrés de sa tour, il re-
garda en bas. Les l.ommes lui paroissoi-
ent des fourmis, les collines des taupini.
ères, et Samarah une ruche d'abeilles.
( 7 )
L'idée que cette élévation lui donntt "dé
sa propre grandeur, acheva de lui tourna
la tête. Il alloit s'adorer lui-même, lors-
qu'en levant les yeux H s'apperçut que
les astres étoient aussi éloignés de lui
que lorsqu'il etoit au niveau de la terre.
Il se consola cependant du sentiment in-
volontaire de sa petitesse, par l'idée de
paroitre grand aux yeux des autres. Il
se flatta que les lumières de son esprit
surpasseroient la portée de ses yeux, et
qu'il feroit rendre compte aux étoiles des
arrêts de sa destinée.
Pour cet efiet, U passoit la plupart des
nuits sur le sommet de sa tour, et se
croyant initié dans les mystères astrolo-
giques, il s'imagina que les planètes lui
annonçoient de merveilleuses aventures.
Un homme extraordinaire devoit venir
d'un pays dont om n'avoit jamais entendu
parler, et en être le héraut. Alors, il re-
doubla d'attention pour les étrangers, et
fit ^ publier à son de trompe dans les rues
de Samarah, qu'aucun de ses sujets n'eût
( 8 )
à retenir ni à log^ les voyageurs ; il toûak
ioit qa'ou les amenât tous dai^s son palais;
Quelque t^ms après cette proelamatiQn,
parut un homme dont la figure étoit si
èfroyablè, que les gardes qui s'en empa^
réreut forent oWigés. de fermer les yeux en
le conduisant au^ palais* Le Calife lui*
même parut étonné à son horrible aspect;
mais la joie succéda bientôt à cet: effroi
iuTolontaire. L'inconnu étala devait '4e
prince des raretés- telles qu'il n^en avoit
Jamais vues, et dont'il n'avoit pas même
conçu la possibilité.
Rien,' en effet, n'étoit plus extraordi-
lBiai|?e que- les marchandise^ dé l'étranger.
La plupart de ses bijoux étoient-^ aussi
bien travaillés que ms^ifiques. Us avoi-*
eut outre cela une vertu particulière^ dé-
crite siur un rouleau de parchemin attaché
à chaque ^ pièce. Des pantoufles par leur
mouvements spontanées epargnoient. la
fatigue de marcher; des couteaux cou-
doient sans le mouvement de la main ;^ et
des sabres portoiait le coup d euxmême
au moindre geste.
< 9 )
Parmi ces cariosités inconcevables les
sabres surtout, dont les lames jettoient un
feu éblouissant, fixèrent Fattention du
Calife qui se promettoit de déchiffrer à
loisir des caractères iïiconnus qu'on y
avoit gravés. Sans demander au march-
and quel en étoit le prix, il fit apporter
devant lui tout Tor monnoyé du trésor, et
lui dit de prendre ce qu'il voudroit. Ce-
lui-ci prit peu de chose, et en gardant un
profond silence.
VaAek ne douta point que lé silence
de rinconnu ne fût causé par le respect
que lui inspiroit sa présence. Il le fit
avancer avec bonté, et lui demanda d'un
air affable qui il étoit, d'où il venoit, et
^ù il avoit acquis de si belles choses?
L'homme, ou plutôt le monstre, au lieu
de répondre à ces questions, frotta trois
fois son front plus noir que Fébène, frappa
quatre fois sur son ventre dont la cir-
conférence étoit énorme, ouvrit de gros
yeux qui < paroissoient deux charbons ar-
dens, et se mit à rire avec un bruit affreux
i
*
( 10 )
€& montrant de larges dent^ couleur
d'ambre rayés de verd.
Le Calife» un peu ému, répéta sa de-
mande ; mais il ne reçut pas d'autre ré-
ponse. Alors, ce prince commença à
s'impatienter, et s'écria: sais-tu bieu,
malheureux, qui je suis, et de qui. tu
te joues? £t s'adressant à ses gardes,
il leur demanda s'ils l'avoient entendu
parler ? Ils répondirent qu'il avoit parlé,
mais que ce qu'il avoit dit n'étoit pas
grand'cbose« Qu'il parle donc encore,
reprit Vathek, qu'il parle comme il
pourra, et qu'il me dise qui il est, d'où il
vient, et d'où il a apporté les étranges
curiosités qu'il m'a offertes ? Je jure par
l'âne de Balaam que s'il se tait davantage,
je le ferai repentir de son obstination. En
disant ces mots, le Calife ne put s'empê-
cher de lancer «ur l'inconnu un de ses re-
gards dangereux : celui-ci n'en perdit pas
seulement contenance; l'ϔl terrible -et
-meurtrier ne fit aucun effet sur lui.
On ne sauroit exprimer l'étonnemait
î^
( 11 )
dés courtisans, quand ils s'apperçurewt
que rincivil marchand soutenoit une telle
épreuve. Ils s'étoient tous jettes la face
contre terre, et y seroient restés, si le
Calife ne leur eût dit d'un ton furieux:
levez-vous', poltrons, et saisissez ce misé*
rable ! qu'il soit traîné en prison et gardé
à vue par mes meilleurs soldats ! Il peut
emporter avec lui l'argent que je viens de
lui donner; qu'il le garde, mais qu'il
parle. A ces mots, on tomba sur Tétran*
ger ; on le garrotta de fortes chaînes, et
on le conduisit dans la prison de la grande
tour. Sept enceintes de barreaux de fer,
garnis de pointes aussi longues et aussi
acérées que des broches, Tenvironnoient
de tous côtés.
Le Calife demeura cependant dans la
plus violente agitation; â peine voulut-il
se mettre à table, et ne mangea que de
trente-deux plats sur les trois cents qu'on
lui servoit tous les jours. Cette diète, à
laquelle il n'étoit pas accoutumé, Fauroit
seule ^empêché de dormir. Quel effet ne
( 12 )
ânt-elli^ pas avoir, étant jointe à rinqnié^
tudé qui le tourmeutoit ! Aussi, dés qu'il
fat jour, il courut à la prison pour &ire
de nouveaux efforts auprès de l'opiniâtre
inconnu. Mais sa rage ne sauroit se dé-
crire quand il vit qu'il ny étoit plus, que
les grilles de fer êtoient brisées, et le»
gardes sans vie. Le plus étrange délire
s'empara de lui. Il se mit à donner de
grands coups de pied aux cadavres qui
Tentouroient, et continua tout le jour à
les frapper de la même manière. Ses
courtisans et ses visirs firent tout ce qu'ikr
purent pour le calmer; mais voyant qu'ils
n'en pouvoient venir à bout, ils s'écriè-
rent tous ensemble : le Calife est devenu
fou ! le Calife est devenu fou !
Ce cri fut bientôt répété dans toutes les
rues de Samarah: 11 parvint enfin aux
oreaie8 de la princesse C^his, mère de
Vàthek. Elle accourut toute alarmée,
pour essayer le. pouvoir qu'elle avoit sur
l'esprit de son fils. 6es pleurs et ses
embrassemens réussirent à le calmer; et
(13 )
CêdaQt bientôt à nés instances, il se laissa
ramener dans son palais^
Garathis n'eut garde d'abandonner son
fils à l)ii-même.' Après qu'elle l'eut fait
mettre au lit, elle s'assit auprès de lui,
et tftcba par ses, discours de le consoler
et de le tranquilliser. Personne ne pou-
Toit mieux y parvenir* Vathek l'aimoit et
la respectoit^ non-seulement comme une
mère, mais encore comme une femme
douée d'un génie supérieur. Elle étoit
Grecque, et lui avoît fait adopter touei
les systèmes et les sciences de ce peuple,
en horreur parmi les bons Musulmans.
L'astrologie judiciaire étoit une de
ces sciences, et Garathis la possédoit
parfaitement. Son premier soin fut donc
de faire ressouvenir son fils de ce que
les étoiles lui avoient promis, et elle pro-
posa de lés consulter encore. Hélas!
lui dit le Galife, dès qu'il put parler, je
suis un insensé, non d'avoir donné qua-
rante mille coups de pied à mes gardes,
qui se sont sottement laissé mourir ; maia
f
( 14 )
parce que je n'ai pas réfléchi que cet
homme extraordinaire étoit celui que le»,
planètes m'avoient annoncé. Au lieu de
le maltraiter, j'aurois dû essayer de le
gagner par la douceur et les caresses.
Le passé ne peut se rappeller, répondit;
Carathis ; il faut songer à l'ayenir. Peut-,
être verrez-vous encore celui que vous
regrettez ; peut-être ces écritures qui sont
sur les lames des sabres, vous en ap-
prendront des nouvelles. Mangez et dor-.
mez, mon cher fils; nous verrons demain
ce qu'il y faudra faire.
Yathek suivit ce sage conseil, du mieux
qu'il put. Le lendemain, il se leva dans
une meilleure situation d'esprit, et se fit
aussi-tôt apporter les sabres merveilleux.
Afin de n'être pas ébloui par leur éclat,
il les regarda au travers d'un verre co-
loré, et s'ejflTorça d'en déchiflTrer les ca-
ractères ; mais ce fut en vain : il eut
beau se frapper le front, il ne connut pas
une seule lettre. Ce contretems l'auroît
fait retomber dans ses premières fureurs,
si Carathis n'étoit entrée à propos.
( 15 >
Prenez patience» mon fils, lui dit-elle;
vous possédez assurément toutes les. sci-<
ences. Connoître les langues est une ba*;
gatelle.du ressort des pédans. Promettez
des récompenses dignes de vous à ceux
qui expliqueront ces mots barbares que
vous n'entendez pas, et qu'il est au-des-
sous de vous d'entendre ; bientôt vous se-
rez satisfait. Cela peut être, dit le Ca-
life; mais en attendant je serai excédé
par une foule de demi-savans, qui feront
cet essai autant pour avoir le plaisir de
bavarder, que pour obtenir la récom-
pense. Après un moment de réflexion,
il ajouta ; je veux éviter cet inconvénient.
Je ferai mourir tous ceux qui ne me satis-
feront pas ; car, grâces au Ciel, j'ai as-
sez de jugement pour voir si l'on traduit,
ou si l'on invente.
Oh ! pour cela, je n'en doute pas, ré-
pondit Carathis. Mais faire mourir les
ignorans est une punition un peu sévère,
et qui peut avoir de dangereuses consé-
quences. Contentez-vous de leur faire
( 16 )
IbrMer la barbe; les barbes. ne sont pas
aiïssi nécessaires dans un état que les
hommes. Le Calife se retidit encore aux
raisons de sa mère, et fit appeller s<ki pre-
mier Visir. Morakanabad, lui dit4l, fais
annoncer par un crieur public, dans Sa-
marah, et dans toutes les villes de mon
empire, que celui qui déchiffrera des ca-
ractères qui paroissent indéchiffrables^
aura des preuves de cette libéralité con-
nue de tout le monde ; mais qu'au défaut
de succès, on lui brûlera la barbe jus-
qu'au moindre poil. Quon publie aussi
que je donnerai cinquante belles esclaves,
et cinquante caisses d'abricots de l'isle
de Kirmith, à qui m'apprendra des nou-
velles de cet homme étrange que je veux
revoir.
Les sujets du Calife, à l'exemple de
leur maître, aimoient beaucoup les femmes
et les caisses d'abricots de l'isle de Kir^
mith. Ces promesses leur firent venir
l'eau à la bouche, mais ils n'en tâtèrent
pas; car personne ne savoit ce qu'étoit
. ( IT )
devenu l'étranger. Il n'en fut pas de
même de la première demande du Calîfe/
Les savans, les demi-savans, et tous ceux
qui n'étoient ni l'un ni l'autre, mais qui
croyoient être tout, vinrent courageuse^
ment hasarder leur barbe, et tous la per-
dirent. Les eunuques ne faisoient autre
chose que de brûler des barbes ; ce qui'
leur donnoit une odeur de roussi, dont le»-
femmes du sérail se trouvèrent si incom-
modées, qu'il fallut donner cet emploi a
d'autres.
Enfin, un jour il se présenta un vieil-
lard dont la barbe surpossoit d'une cou-
dée et demie toutes celles qu'on avoit
vues. Les oflBciers du palais, en l'intro-
duisant, se disoient l'un à l'autre; quel
dommage! quel grand dommage de brû-
ler une aussi belle barbe ! Le Calife peu-
soit de même ; mais il n'en eut pas le cha-»
grin. Le vieillard lut sans peine les ca-
ractères, et les expliqua mot-à-mot de la
manière suivante : " Nous avons été faits
là où Ton fait tout bien ; nous sommes la
c •
^É^âÉSÉÉtiteMiaMyM
( 18 )
mbindre dés mèrveSiles d'une région où
tout est merveilleux et digne du plus
%rand Prince de la terre."
Okl tu as parfaitement bien tradiiit,
s'écria Vathek ; je connois celui que ces
caractères veulent désigner. Qu'on donne
à ce vieillard autant de robes d^honneur et
autant de mille sequins qu'il a prononcé
de mots : il a nettoyé mon cœur dHme
partie du surnié qui l'envelopoit. Après
ces paroles, Vathek l'invita à diner, et
même à passer quelques jours dans sod
pàlaiis.
Le lendemain le Calife le fit appeller, et
lui dit: relis-môi encore ce que tu m'as
lu ; je ne saurais trop entendre ces paroles
qui semblent me promettre le bieù après
lequel je soupiré. Aussi-tôt le vieillard
mit ses lunettes vertes. Mais elles lui
tombèrent du nez, lorsqu'il apperçut que
les caractères de la veille avoient fait place
à d'autres. Qu'as-tu ? lui demanda le Ca-
life; que signifient ces marques d'étonné-
ment? — ^Souverain du monde, les caractères
fie ces sabres ne sont plus les naémes. —
Que me dis-tu ? reprit Vathek ; mais n'im-
porte ; si tu peux, explique-m'en la si-
gnification. La Toici, Seigneur, dit le
yieillard: ^'Malheur au téméraire qui
Teut savoir ce qu'il devroit ignorer, et
entreprendre ce qui surpasse s<m pou-
voir." Malheur à toi-même! s'écria le
€alife, tout hors- de lui. Sors de ma
présence ! On ne te brûlera que la moitié
de la barbe, parce qu'hier tu devinas bien ;
quant à mes presens, je ne reprends ja-
mais ce que j'ai donné. Le vieillard, assez
sage pour penser qu'il étoit quitte à boa
marché de la sottise qu'il avoit faite
en disant à son Maître une vérité désa-
gréable, se retira aussi-tôt, et ne reparut
plus.
Vathek ne tarda point à se repentir de
son impétuosité. Comme il ne cessoit
d'examiner ces caractères, il s'apperçut
bien qu'ils changeoient tous les jours; et
personne ne se présentoit pour les expli-
quer. Cette inquiète occupation enflamma
c 2
'( 20 ).
son sang, lui causa des vertiges^ dei^
éblouissemens, et uoe si grande foiblesse
qu'à peine il pouvait se soutenir: dans
cet état, il ne laissoit pas de se faire
porter à la tour, espérant lire : quelque
chose d'agréable dans les astres ; mais
«on espoir fut trompé. Ses yeux, of-
fusqués par les vapeurs de sa tête, le-
servoient mal : il ne voyoit plus qu'un
nuage noir et épais ; augure qui lui sem*
bloit des plus funestes.
Harassé de tant de soucis, le Calife
perdit entièrement courage. Une soif
surnaturelle le consuma ; et sa bouche,
ouverte comme un entonnoir, recevoit
jour et nuit des torrens de liquides. Alors,
ce malheureux prince ne pouvant goûter
aucun plaisir, fit fermer les palais . de»
cinq sens, cessa de paroître en public,
d'y étaler sa magnificence, de rendre
justice à ses peuples, et se retira dan»
l'intérieur du sérail. 11 avoit toujours
été bon mari ; ses femmes, se désolèrent
de son état, ne se lassèrent point de faire
( 21 )
des vœux pour sa santé, et de lui donner
à boire.
Cependant la princesse Carathis étoit
dans la plus vive douleur. Elle se ren-
fermoit tous les jours avec le visir Mora-
kanabad, pour consulter sur les moyens dé
guérir, ou du moins de soulager le malade.
Persuadés qu'il y avoit de l'enchantementi
ils feuilletoient ensemble tous les livres*
de magie, et faisoient chercher par-tout
l'horrible étranger qu'ils aceusoient d'être
l'auteur du charme. *
• A quelques milles de Samarah, étoit
une haute montagne couverte de thym et
de serpolet; une plaine délicieuse en
couronnoit le sommet; on l'auroit prise
pour le paradis destiné aux fidèles
Cent bosquets d'arbustes odoriféraus,
oii l'oranger le cédrat et le citronnier
s'entrelaçoient avec le palmier et la
vigne, offroient de quoi satisfaire égale-
ment le goût et l'odorat. La terre y
étoit jonchée de violettes ; des touffes
de giroflées embaumoient l'air de leurs
( «2 )
doux paffuius. Quatre source^ claires^
et si abondantes qu'elles auroient pu
désaltérer dix armées, ne çenibloient
couler eu ce lieu que pour mieux
imiter le jiirdin d'Ëdeu arrosé des fleuves
sacrés* Sur leur$ bords verdoyants,
le rossigqol chauto^ la naissance da la
rose, sa bie»-aiu»ée, et so plaignoii du
peu de durée de ses qhamaes ; la tourte-
relle déploi'oit la perte de plaisirs plus
réels, tandis que Talouette saluoit par «eè
chants la lumière qui ranime la nature*
Là, plus qu'eu aucun lieu du monde, le
gazouillement des oiseaux exprimoit leurs
diverses passions ; les fruits délicieux
qu'ils béquetoient à plaisir, sembloieut
leur donner une double énergie.
On portoit quelquefois Yathek sur cette
montagne, afin qu'il pût y respirer un air
pur, et boire à son gré des quatre sources»
Sa mère, ses femmes et quelques eunu'^
ques étoient les seules personnes qui l'aC'*
compagnoient. Chacun s'empressoit à rem^
|>lir de grandes coupes de crystal de roche^
( 23 )
et les lui présentoit à TeuTi ; mais leur zèle
ne rêpondoit pas à son avidité ; souvent il
se couchoit par terre, pour lapper l'eau.
Un jour que le déplorable prince étoit
resté long-temps dans une posture aussi
vile, une voix rauque, mais forte, se fit en-
tendre^ et l'apostropha ainsi : ^^ Pourquoi
fhis-tu l'exercice d'un chien, 6 Calife si
fier de ta dignité et de ta puissance ?" A
ces mots, Yathek lève la tète, et voit
l'étranger, cause de tant de peines. A
eette vue il se trouble, la colère enflamme
son cœur ; il s'écrie : et toi, maudit Gia-
ourî que viens-tu faire ici? N'es-tu pas
content d'avoir rendu un prince agile et
dispos, semblable à une outre ? Ne vois-
tu pas que je meurs autant pour avoir
trop bâ, que du besoin de boire ?
Bois donc encore ce trait, lui dit l'é-
tranger, en lui présentant un flacon rempU
d'une liqueur rougeàtre; et sache pour tarir
la soif de ton ame» après celle du corps»
que je suis Indien, mais d'une regiog
de rinde qui n'est coimue de p^somie*
r
I
-'- - - -
( 24 )
Ces mots furent un trait de lumière pour
le Calife. C'ètoît l'accomplissement d'une
partie de ses désirs ; et se flattant qu'ils
alloient être tous satisfaits, il prit la li-
queur magique et la but sans hésiter. A
l'instant il se trouva rétabli, sa soif fut
étanchée, et ^on corps devint plus agile
que jamais. Sa joie fut alors extrême ; il
saute au col de l'effroyable Indien, et
baise sa vilaine bouche béante et baveuse
avec autant d'ardeur qu'il auroit pu baiser
tes lèvres de corail de ses plus belles
femmes.
Ces transports n'auroient pas fini, si
l'éloquence de Carathis n'eût ramené le
calme. Elle engagea son fils à retourner
à Samarah, et il s'y fit précéder par un
héraut qui crioit de toutes ses forces: le
merveilleux étranger a reparu, il a guéri
Jie Calife, il a parlé, il a parîé !
Aussi-tôt, tous les habitans de cette
gi*ande ville sortirent de leurs maisons;
Grands et petits couroient en foule pour'
iroir passer YaXhek eit l'Indien. Ils ne se
( 25 )
lassoient point de répéter : il a guéri notre
Souverain, il a parlé, il a parlé! Ces
mots devinrent ceux du jour, et ne furent
point oubliés dans les fêtes publiques
qu'on donna le soir même en signe de ré-
jouissance ; les poètes en firent le refrain
de toutes les chansons qu'ils composèrent
sur ce beau sujet.
Alors, le Calife fit rouvrir les palais des
sens ; et comme il étoit plus pressé dé
visiter celui du goût qu'aucun autre, il or-
donna qu'on y servît un splendide festin;
auquel ses favoris et tous les grands offi^
cîers furent admis. L'Indien, placé à <t(S\.k
du Calife, feignit de croire que pour méri-
ter autant d'honneur, il ne pouvoit trop
manger, trop boire, ni trop parler. Les
mets disparoissoient de la. table aussi-tôt
qu'ils étoient servis. Tout le monde lé
regardoit avec étonnement : mais l'Indien,
sans faire semblant de s'en appercevoir^
buvoit des rasades à la santé de chacun,-
chàntoit à tue-tête, contoit des histoires
dont il rioit lui même à gorge déployée,
( 26 )
et faisoit des impromptus qu'on auroit ap=-
plaudis, s'il ne les eût pas déclamés avec
des grimaces affreuses : durant tout le
repas» il ne cessa de bavarder autant que
viiigt astrologues, de manger plus que
cent porte-faix, et de boire à propor*
tion.
Malgré qu'on eût couvert la table
trente-deux fois, le Calife avoit souffert
de la voracité de son voisin. Sa pré*
sence lui devenoit insupportable, et il
pouvoit à peine cacher son humeur et son
inquiétude ; enfin il trouva le moyen de
dire à l'oreille du chef de ses eunuques ;
tu vois,, Bababalouk, comme cet homme
fait tout en grand. Va, redouble de vigi-?
lance, et surtout prends garde à mes Cir-
cassiennies.
, L'oiseau du matin avoit trois fois reiiou*
Telle so^i chant, lorsque l'heure dn Divan
sonQa. Yathek avoit promis d'y présider
en personne. Il se lève de table, et s'ap-
puie sur le bras de son visir ; plus étourdi
ijlu tapage de sou bruyant convive que du
( 27 )
rin qu^il avoit bu, ce pauvre prince pôu*
voit à peine se soutenir.
Les visirs, les officiers de la Couronne,
les gens de loi se rangèrent autour de leur
souverain en demi-cercle, et dans un re-
spectueux silence; tandis que l'Indien^
avec autant de sang-froid que sll avoit
été à jeun, se plaça sans façon sur une
des marches du troue, et rioit sous cape
de l'indignation que sa hardiesse causoit
à :tous les spectateurs.
Cependant le Calife, dont la tête étoit
embarrassée, rendoit justice à tort. et à
travers. Son premier visir s'en apperçut,
et s'avisa tout-à-coup d'un expédient pour,
interrompre l'audience et sauver l'honneur
de son maître. Il lui dit tout bas : Seig*
neur, la princesse Caratbis a passé la nuit
à consulter les planètes; elle vous fait
dire que vous êtes menacé d'un danger
pressant. Prenez garde que cet étranger
dopt vous payez quelques bijoux roa«
giques par tant d'égards, n'ait attenté a
votre vie. Sa liqueur a paru vous gué-
( 28 )
rir; ce n'est peut-être qu'un poison dont
l'efFet sera soudain. Ne rejetiez pas ce
soupçon ; demandez-lui dii moins comme
elle est composée, où il l'a prise, et faîtes
mention des sabres que vous semblez
avoir oubliés.
Excédé des insolences de l'Indien, Va-
thek répondit à son visir par un signe de
tête, et s'adressant à ce monstre : lève-toî;
lui dit-il, et déclare en plein Divan de
quelles drogues est composé la liqueur
que tu m'as fait prendre ; débrouille sur-
tout l'énigme des sabres que tu m'as ven-
dus : et reconnois ainsi les bontés dont
je t'ai comblé.
Le Calife se tut après ces paroles qu'il
prononça d'un ton aussi modéré qu'il lui
fut possible. Mais l'Indien, sans répon-
dre ni quitter sa place, renouvella ses
éclats de rire et ses horribles grimacesi
Alors Vathek ne put se contenir; d'un
coup de pied il lé jette de lestrade, le
suit, et le frappe avec une rapidité qui
excite tout le Divan à l'imiter. Tous leg
( 29 )
pieds sont en l'air ; on ne lui a pas donnéi
un coup qu'on ne se sente forcé de re-
doubler.
L'Indien prétoit beau jeu. Comme il
étoit court et gros, il s'étoit ramassé en,
boule, et rouloit sous les coups de ses
assaillanSy qui le suivoient par-tout avec
un acharnement inoui. Roulant ainsi
d'appartement en appartement, de cham-
bre en chambre, la boule attiroit après
elle tous ceux qu'elle rencontroit. Le par
lais en confusion retentissoit du plus
épouvantable bruit. Les sultanes effrayées
regardèrent à travers leurs portières; et
dès que la boule parut^ elles ne purent se
contenir. En vain pour les arrêter, les
eunuques les pinçoient j usqu'au sang ;
elles s'échappèrent de leurs mains : et ces
fidèles gardieps, presque morts de frayeur,
ne pou voient eux-mêmes s'empêcher de
suivre à la piste la boule fatale.
Après avoir ainsi parcouru les salles,
les chambres, les cuisines, les jardins et len
écuries du palais, l'Indien prit enfin le
( ^ )
chemin des cours. Le Calife, plus a-*
charné que les autres, le suivoit de près,
et lui lançoit autant dé coups de pied
qu'il pouToit : son zèle fut cause qu'il re*
çut lui-même quelques ruades adressées à
la boule.
Carathis, Morakanabad, et deux ou
trois autres- visirs dont la sagesse avoit
jusqu'alors résisté à l'attraction générale,
voulant empêcher le Calife de se donner
en spectacle, se jettèrent à ses genoux
pour l'arrêter; mais il sauta par dessus
leurs têtes, et continua sa course. Alors,
ils ordonnèrent aux Muézins d'appeller le
peuple à la prière, tant pour l'ôter du
chemin, que pour l'engager à détourner
par ses vœux une telle calamité ; tout fut
inutile. Il suffisoit de voir cette infernale
boule pour être attiré après elle. Les
Muézins eux-mêmes, quoiqu'ils ne la vis-
sent que de loin, descendirent de leurs
minarets, et se joignirent à la foule. Elle
augmenta au point, que bientôt il ne resta
dans les maisons de Saniarah que des pa-
( 31 )
ralytiqties, des culs-de-jatte, des mourans,
et des enfons à la mamelle dont les nour-
rices s'étoient débarrassées pour courir
plus Vite : Carathis elle-même, Morakana-
bad . et les autres s'étoient enfin mis de la
partie. Les cris des femmes échappées
de leurs sérails ; ceux des eunuques s'ef-
forçant de ne pas les perdre de vue ; les
juremens des maris, qui, tout en courant,
se menaçoient les uns les autres; les coups
de pied donnés et rendus ; lès culbutes à
i^haque pas, tout enfin rendoit Samarah
Semblable à une ville prise d'assaut et
livrée au pillage. Enfin, le ipaudit In-
dien, sous cette forme de boulé, après*
avoir parcouru les rues, les places publi-
ques, laisisa la ville déserte, prit la route
4e la plaine de Catoul, et enfila une val-
lée au pied de la montagne des quatre
sources.
L'un des côtés de cette vallée étoit
bordé d une haute colline ; de l'autre étoit
un gouffre épouvantable formé par la
chute des eaux. Le Calife et la multi*
i
( 32 )
tude qui le suivoit craignirent que la
boule n'allât s'y jetter et redoublèrent d'ef-
forts pour l'atteindre, mais ce fut en vain ;.
elle roula dans le gouffre, et disparut
comme un éclair.
Vathek se seroit sans dQute précipité
après le perfide Giaour, s'il n'avoit été
retenu comme par une main invisible. La.
foule s'arrêta aussi; tout devint calme.
On se regardoit d'un air étonné ; et mal-r
gré le ridicule de cette scène, personne
ne rit. .Chacun, les yeux baissés, l'air
confus et taciturne, reprit le chemin de
Samarah, et se cacha dans sa maison^^
sans penser qu'une force irrésistible poii-
voit seule porter à l'extravagance qu'on se
reprochoit; car il est, juste que les h om-,
mes qui se glorifient du bien dont ils ne,
sont que les instrumens, s'attribuent aussi
les sottises qu'ils n'ont pu éviter.
Le Calife seul, ne voulut pas quitter la
vallée. 11 ordonna qu'on y dressât ses
tentes; et, malgré les représentations de
Carathis et de Morakanabad, il prit son.
( 33 )
poste aux bords du goaffre. On avoit
beau lui représenter qu'en cet endroit le
terrein pouvoit s'ébouler, et que d'ailleurs,
il étoit trop près du magicien; leurs re*
montrances furent inutiles. Après avoir
fait allumer mille flambeaux, et com-
mandé qu'on ne cessât d'en allumer, il
S'étendit sur les bords fangeux du préci-
pice, et tâcha, à la faveur de ces clartés
artificielles, de voir au travers des ténè-
bres, que tous les feux de l'empirée n'au-
roient pu péuétrer. Tantôt il croyoît en-
tendre des voix qui partoient du fond de
l'àbyme, tantôt il s'imaginoit y démêler
les accens de l'Indien; mais ce n'étoit que
le mugissement des eaux, et le bruit des
cataractes qui tomboient à gros bouillons
des montagnes.
Yathek passa la nuit dans cette violente
situation. Dès que le jour commença à
poindre, il se retira dans sa tente, et là,
sans avoir rien mangé, il s'endormit, et
ne se réveilla que lorsque l'obscurité vint
couvrir l'hémisphère. Alors, il reprit le
D
( 34 )
poste de la veille, et ne le quitta pas de
plusieurs nuits.- Op le voyoit uaarcher à
grands pas et regarder les étoiles d'un aiiv
furieux, comme s'il leur reprochoit de
l'avoir trompé.
Tout-à-coup, depuis la vallée jusqu'au^
delà de Samarah, l'azur du Ciel s'entre*
mêla de longues rayes de sang : cet hor^
FÎhle phénomèue sembloit . toucher à li^
grande tour. Le Galife voulut y monter;
mais ses forces l'abandoBnèrent : et, transi
de frayeur, il se couvrit la tête du pan de
sa robe.
Tous ces prodiges effrayans ne faisoient
qu'exciter ^sa curiosité. Ainsi, au lieu de
rentrer en lui-même, il persista dans le
dessein, de rester où l'Indien avoit dis^
paru.
Une nuit qu'il faisoit sa promenade so-
litaire 4ans la platine, la lune et les étoiles
s'éclipsèrent subitement ; d'épaisses ténè*^
bres succédèrent à la lumière, et il ^i-
tendit sortir de la terre qui trembloit, la
voix du.Giapur, criant avec un bruit plus
( 35 )
tort que le tonnerre : *' Veux-tu té donner
à moi, adorer les influences terrestres, et
renoncer à Mahomet ? A ces conditions»
je t'ouvrirai le palais du feu souterreiu*
Là, sous des voûtes immenses^ tu verras
les trésors que les étoiles t'ont promis ;
c'est de là que j'ai tiré mes sabre$9; c'est
là où Suleïmati, fils de t>aoud» repoi^è
eilvironné des talismans qui subjuguent le
monde."
Le Calife étonné répondit en frénfiisi^atit,
mais pourtant du ton d'un homme qui se
faisoit aux aventures surnaturelles t 06 €?*-
tu ? parois à mes yeux ! dissipe ces ténè-
bres dont je suis las! Après avoir bràlé
tant de flambeaux pour te découvrir, é^est
bien le moins que tu me montres ton ef-
froyable visage. Abjure donc Mahomet»
reprit l'Indien ; donne-moi des preilves de
ta sincérité, ou jamais tu ne me verras.
Le malheureux Calife promit tout.
Aussi-tôt le Ciel s'éclàircit, et à la lueut*
des planètes qui sembloient enflammées,
Vathek vit la terre entrouverte. An fond
J> 2
( 36 )
paroissoit mi portail d'ébène* Llndién
étendu devant, tenoit en sa maîn une clef
d'or; et la faisok résonner contre la ser-
rure.
Ah ! s'écria Vatfaek, comment puisr-je
descendre jusqu'à toi? Viens me prendre,
et ouvre ta porte au plus vite. Tout beau,
répondit l'Indien: sache que j'ai grand'-
soif, et que je ne puis ouvrir qu'elle ne
8oit étanchée. Il me faut le sang de cin-
quante énfansL: prends-les parmi ceux
de tes visirs, et des grands de ta Cour.
Autrement, ni ma soif ni ta curiosité ne
seront satisfaites. Retourne donc à Sa-
marah; apporte-moi ce que je désire;
jette-le toi-même dans ce gouffre ; et puis
tu verras.
Après ces paroles, l'Indien tourna te
dos; et le Calife, inspiré par les démons,
se résolut au sacrifice affreux. Il fit donc
semblant d'avoir repris sa tranquillité, et
s'achemina vers S'amarah aux acclama-
tions d^un peuple qui l'aimoit encore. Il
dissimula si bien le trouble involontaire
( sr )
dje son àme» que Carathis et Morakanabad
y furent trompés ^oimne les autres. On
ae parla plus que de fêtes et de réjouis-
sances. On mit même sur le tapis l'his-
toire de. la boule^ dont personne n'avoit
encore osé ouvrir la bouche : par4out on
en rioit; cependant tout le monde ti'avoit
pas SM^t d'en rire. Plnsîenrs étuient eu^
€ore entre les mains des cinrargiens à la
suite des blessuries reçues dans cette mé*
morable aventure.
Vathek étoit très-aise qu'on le prît sur
ce ton, parce qu'il voyoit que cela le con-
duiroit À ses abominables fins. Il avoit
un air afiable avec tout le monde, 8ur4;out
afvec ses «visirs et les grands de sa Cour*
Le. lendemain, il les invita à un repas
somptueux. Peu-<à-peu il fit tomber la
conversation sur leurs enfans, ,et demanda
d'un air de bienveillance qui d'entr'eux
avok les plus jolis garçons? Aussi-tôt,
chaque père s'empresse A mettre les sien^
au-dessus de ceux des autres. La dispute
s'échaufia; on en seroit venu aux mains
( 38 )
«ans la présence du Calife qui fe%oit de
vouloir en juger par lui-mêiBe.
Bieutôt on vit arriver une foaude de ces
pauvres eofaus. La tendresse maternelle
les avoit ornés de tout ce qui pouvoit re»"
hausser leur beauté. Mais tandis qu«
cette brillante jeunesse attiroit tous les
yeux et les cœurs, Vathek Texarniiia avec
une perfide avidité, et en choisit cinquante
pour les sacrifier au Giaour. Alors^, avec
un air de bonhommie il proposa de don.
ner à ses ^tits favoris une fête dans la
plaine. Ils dévoient, disoit-il, se réjouir
encore plus que tous. les autres du retour
de sa s^nté. La bonté du Calife en*
chajiUe. Elle est Inentôt connue de tout
Samarab. On prépare d^s litières, des
cfiameaux, des chevaux ; femmes, enfans,
vieillards, jeunes gens chacun se place
selon son goût. Le cortège se met en
marche, suivi de tous les confiseurs de
la ville et dés fauxbourgs ; le peuple suit
à pied en foule ; tout le monde est dans
la joie, et pas un ne se ressouvient de ce
^6C
( 39 )
qa^il en a coûté à plusieurs, la deriiièrè
fois qu'on ayoit pris ce chemin.
La soirée étoit belle, l'air frais, le ciM
i^erein; les fleurs exhaloient leurs pfti^-
fums. La nature en repos sêtnbloit gè
réjouir aui rayons dd soleil touchant.
Lecir douce lumière ddf oit la (Aùït dé là
tnontagne aux quatre soufcëfe ; elle eh
einbellissoit la descente et colofôit tel^
troupeaux bondissflins. On u'entendôit
que le murmure des fontaines, lé séh des
chalumeaux, et la v(rix déâ befgerfe qui
fe'appelloient sur lès colHnéè.
Les pauvres éâfàns qui alloietit être
immolés rendôient la sCene encore pluè
intéressante. Pleins de sécurité, ils d'il-
vaÉKjWeiit vers la plaine en lie cessant dé
folâtrer; l'un coùfoit après dei^ papillons,
l'autre cueilloit dés flfeurs ou râmai^oit
de petites pierres luisantes; pltteîéufé
s'éloignoiént d'un pas léger pour atoir lé
plaisir de se réjoindre et de se donhei^
mille baisers.
Déjà on découvroit de loin l'horrible
( 40 )
^uffre au< fond duquel étoit le pôrtatt
d'ébène. Comme une raie noire, il cou-
poit la plaine par le milieu. Morakana-
bad et ses confrères le prirent pour un de
ces bizarres ouvrages que le Calife se
plaisoit à faire; les malheureux! ils ne
savoient pas à quoi il étoit destiné. Vat-
hek, qui ne vouloit point qu'on examinât
de trop près le lieu fatal, arrête la marche
et fait tracer un grand cercle. La garde
dôs eunuques se détache pour mesurer la
lice destinée aux courses de pied» et pour
préparer les anneaux que doivent enfiler
les flèches. Les cinquante jeunes garçons
se déshabillent à la hâte ; on admire là
souplesse et les agréables contours de
leurs membres délicats. Leurs yeux pé-
tillent d'une joie qui se répète dans ceux
de leurs parens. Chacun fait des vœux
pour celui des petits combat! ans qui l'in-
téresse le plus : tout le monde est attentif
aux jeux de ces êtres aimables et in-
nocens.
lie Calife saisit ce moment pour s'éloig*
( 41 )
nef de la foule. Il s'avance sur le bord
du gouffre, et entend, non sans frémir,
l'Indien qui disoit en grinçant des dents :
où sont-ils ? Impitoyable Giaour ! répon-
dit Vathek tout troublé, n'y à-t-il pas
moyen de te contenter sans le sacrifice
que tu «xiges ? Ah ! si tu voyois la beauté
de ces enfans, leurs grâces, leur naïveté;
tu en serois attendri. La peste de ton at->
tendrissement, bavard que tu es! s'écria
l'Indien; donne, donne les vite, ou ma
porte te sera fermée à jamais. Ne crie
donc pas si haut, repartit le Calife en
rougissant Oh! pour cela, j'y consens,
reprit le Giaour, avec un sourire d'ogre ;
tu ne manques pas de présente d'esprit :
j'aurai patience encore un moment.
Pendant cet affreux dialogue, les jeux
étoient dans toute l^ir vivacités Ils fini-
rent enfin^ lorsque le crépuscule gagna
les montagnes. Alors, le Calife se tenant
debout sur le bord de l'ouverture, cria
de toutes ses forces : que mes cinquante
]>etits favoris s'approchent, de moi, et
< 42 )
qu'ils viennent selon l'ordre du staccèit
qu'ils ont eu dans leursjeux! Au pre»
ipier des vainqueurs je donnerai mon
bracelet de diainaus, 8|u second. mon col^-
lier d'émeraudes, ^.u troisième ma . cein-
ture de topaze, et à chacun des autres
quelqpe. pièce. 4^ inOn' habilletnent, ju»-
qu'^rpes pantoufles. ^
, A ces paroles, les . acclamations redour
hlère^t ; on portoit aux nnej» la bonté d'ua
Firince qui se . mettoit tout nud pour
aimuser sçs sujetsi, et esicourager la jeis^
nesse. Cependant Isi Qalifé ^ ;désbabil^
lant peu-à-peu, et élevant le bras aus^
haut qu'il pouvpit, faisoit briller cbacuft
des prix ; mais tandis que d'une nmin il
le donpoit à l'enfant qui se hâtoit de le
recevoir, de l'autre il le pou^soit dans le
gouffre, où le Giaour toujours gromme*-
lant, répétoit sans ce^e : encore! encore]
Cet horrible manège étoit si rapide,
que l'enfant qui aecouroit ne pouvoit pas
se douter du sort de ceux qui l'avoient
précédé ; et quant aux spectateurs^* Tob-
( 43 )
fiCHrité et la distance les empêchaient de
Toir. Enfin, Yathek ayant ainsi .précipité
la cinquantième victime» crut que le Gia?
our yiendrjïit }e prendre et lui prés^ter
la clef d'or. Déjà il $^'imagiuqit être au^si
grand que Suleïman, et n'ayoïr aucun
compte à reddre, lorsque lacreyasse se
ferma à sa grande surprise, et qu'il ^sent
tit. sous ses pas la terre ferme comme jà
l'ordioâire. Sa rage et i^on désespoir of
peuvent s'exprimer. Il maudissoit la perr
fidie de l'Indien ; il Tappelloit des noms
les plus infèmes, et frappoit du pied
cowme pour en être entendu. Il se dér
nuena ainsi jusqu'à ce qu'étant épuisé» il
tomba par terre comme s'il avoit perdu le
sentiment. Ses visirs et les grands de la
cour plus près de lui que les autres, cru-
rent d'abord qu'il s'étoit assis sur l'iierbe
pour jouer, avec les enfans; mais un^
sorte d'inquiétude les ayant saisis, ils
s'vancèrent et virent te Calife tout seul,
qui leur dit d'un air égaré: que voulez-
vous? — Nos enfans! nos enfans! s'écriè-
,/
( 4A y
rent41s. — ^Vous êtes bi^i plaisans ée nm-
loir me rendre responsable des accidens
de la ¥Îe, leur repondit-iL Vos enfans
sont tombés en jouant dans le précipice
qui étoit ici, et j'y serois tombé moi*méme^
si je ii'avois fait un saut ea arrière.
A ces mots, les pères des cinquante
enfans poussent des cris perçass, que les
mères répétèrent d'An octale plus haut;
tandis que tous les autres, sacs savoir pour-
quoi Ton^crioit, enchérissoient sur eux par
des hurlemens. Bientôt ao se dit de tous
<;ôtés : c'est un tour que le Calife nous à
joué pour plaire à son maudit Giaour;
punissons-le de sa perfidie, v^engeons*^
nous ! vengeons le sang innocent ! jettons
4ie cruel Prince dans la cataracte, et que
isia mémoire même soit -anéantie j
Carathis, effrayée par cette rumeur,
«"approcha de Morakanabad. Visir, lui
dit-elle, vous avez perdu deux jolis en-
cans, vous devez être le plus désolé des;
pères; mais vous êtes vertueux, sauvez
«otce maître. Oui, Madame, répondit le
( 45 )
viarir ; je vais essayer au péril de ma yîé
de le tirer du danger où il est ; ensuite, je
l'abandoimerai à son funeste destin. Ba-
babalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à
)a tête de vos eunuques; écartons la
foule; ramenons, s'il se peut, ce malheii*
reux Prince dans son palais. Bababa*
louk et ses compagnons, se félicitèrent,
pour la première fois et tout bas, de ce
qu'on les avoit privés des honneurs et des
soucis de la paternité* Ils obéirent au
visir, et celui-ci les secondant de . son
mieux, vint enfin à bout de sa généreuse
entreprise. Alors, il se retira pour pleurer
à son aise.
Dès que le Calife fut rentré, Carathis fit
fermer les portes du palais. Mais voyaiîi
que rémeute augmentoit, et que de tous
eûtes on vomissoit des imprécations, elle
dit à son fils : que vous ayez tort ou rai-
son, n'importe; il faut sauver votre vie.
Retirons-nous dans vos appartemens^; xie
là, nous passerons dans le souterreiu qui
n'est connu que de vous et de moi, et gagr
( 46 )
fierons la tour, où, atec le secours des
muets qui n'en sont jamais sortis, nous
tiendrons de reste. Bababalouk nous
croira encore dans le palais, et en défendra
l'entrée pour son propre intérêt; alors,
sans nous embarrasser des conseils de ce
pleureur de Morakanabad, nous Terrons
ce quHl y aura de mieux à fyire.
Yathek ne répondit pas un seul mot à
tout ce que sa mère lui disoit, et se laissa
conduire comme elle voulut ; mais tout ea
marchant, il répétoit: où es^tu, horrible
Giaour? N'as-tu pad encore croqué ces
imfans ? Où sont tes sabres, ta clef d'or^
tes talismans ? Ces paroles firent deviner
à Carathis une partie de la vérité. Quand
son fils se fut un peu tranquillisé dans la
tour, elle n'eut pas de peine à la tirer
toute entière* Bien loin d'avoir des scru-
pules, elle étoit aussi méchante qu'une
femme peut l'être, et ce m'est pas peu
dire; car ce sexe se pique de surpasser
en tout celui qui lui dispute la supé-
riorité. Le récit du Calife ne causa donc
( *7 )
à Caràtbis ni «luppirise ni hoireut ; elle fut
seulement frappée des promesses du Gia-
QUT, et dit à son fils : il faut avouer que
ce Giaour est un peu sanguinaire ; cepeit»
dant les puissances terrestres doivent être
encore plus terribles ; mais leâ promesses
de l'un et les doni^ des autres valent bien
la peine de faire quelques petits efforts ;
nul crime 0e doit coûter quand de tels
trésors en sont la récompense. Cessesf
donc de vous plaindre de Tlndien ; il mè
semble que vous n'avez pais rempli toutes
les conditions qu'il met à ses services. Je
ne doute point qu'il né faille faire un sa-
crifice aux génies souterrein^, et c'est à
quoi il nous faudra penser lorsque l'é-
meute sera appaisée; je vais rétablir le
ealme^ et je ne craindrai pas d'épuiseï?
vos trésors, puisque nous en aùranis bien
d'autres. Cette princesse qui possédoit
merveilleusement l'art de persuader, re^
passa par le sotit<errein, et s'étant rendue
au palais, se montra au peuple par la fe-
nêtre. Elle le harangua, tandis que Ba-
( 48 )
babalouk jettoit de l'or à pleines maînsr.
Ces deux moyens réussirent; Fémeute
fut appaisée : chacun retourna chez soi,
et Carathis reprit le chemin de la tour.
On annonçoit la prière du point du
jour, lorsque Carathis et Vathek montè-
rent les innombrables degrés qui condui-
sent au sommet, et quoique la matinée
fût triste et pluvieuse, ils y restèrent
quelque tems. Cette sombre lueur plai-
soit à leurs cœurs méchans. Quand ils
virent que le soleil alloit percer les nua-
ges, . ils firent tendre un pavillon pour jse
mettre à l'abri de ses rayons. Le Calife,
harassé de fatigue, ne songea d'abord
qu'à se reposer, et dans l'espérance d'a-
voir des visions significatives, il se livra
au sommeil. De son côté l'active Ciara-
this, avec une partie de seà niuets, de-
scendit pour préparer le sacrifice qui de-
voit se faire la nuit suivante.
Par de petits degrés pratiqués dans
l'épaisseur du mur, et qui n'étoient con-
nus que d'elle et de son fils, elle descendit
( 4Ô )
«[^abord dans des puits mystérieux qui i^e-
celoient les momies des anciens Pharaons,
arrachées de ^ leurs tombeaux; elle en fit
prendre un bon nombre. De là, elle se
rendit a une galerie où, sous la gardé de
cinquante négresses muettes et borgnes
de l'œil droit, on conservoit l'huile dés
serpens les plus venimeux, des cornes de
rhinocéros, et des bois d'une odeur suffo-
cante, coUpés par des. magiciens dans l'in-
térieur des Indes ; sans parler de mille
autres raretés horribles. Carathis elle-
même aToit fait cette collection, dans
l'espérance d'avoir, un jour ou l'autre,
quelque commerce avec les puissances in-
fernales qu'elle aimoit passionnément; et
dont elle connoissoit le goût. Pour s'ac-
coutumer aux horreurs qu'elle méditoit,
elle resta quelque tems avec ses négresses
qui louchoient d'une manière séduisante
du seul œil qu'elles avoient, et lorgnoient,
avec délices, les têtes de morts et les sque-
lettes. A mesure qu'on les tiroit des ar-
pioires, les négresses faisoient des côntor*
£
( 50 )
mens épouvantable» ; et, tout en admîrairi:
la princesse, elles glapissoient à Té tond in
Enfin, étouffée par la mauvaise odeur,
Carathis fut forcée de quitter la galerie^
^près l'avoir dépouillée d'une partie de
6es monstrueux trésors.
Cependant le Calife n'avoit pas eu les
visions qu'il attendoit ; mais il avoit gagné
dans ces régions exhaussées un appétit
dévorant. Il avoit demandé à manger
aux muets, et ayant totalement oublié
qu'ils étoient sourds, il les battoit, les
mordoit et les pinçoit de ce qu'ils ne bon-
ge<^ient pas. Heureusement pour ces.mi-
sérables créatures, Carathis vint mettre
le holà a une scène si indécente. Qu'est-
ce donc, mon fils ? dit^Ue, toute essouf*
fiée; j'ai cru entendre les cris de mille
chauve-souris qu'on déniche d'un antre,
et ce ne sont que ceux de ces pauvres
muets que vous maltraitez : en vérité, vous
ne méritez pas l'excellente provision que
je vous apporte. Donnez, donnez ! s'écria
le Calife ; je meurs de faim. Ma foi, vous
( 51 >
ikuriez un bon estomac, dit*elie, si youà
pouviez digérer tout ce que j'ai ici Dé^
pêchez-TOus, repartit le Calife. Mais, ô
ciel! quelles horreurs! que voulez-vous
faire ? je suis prêt à vomir. Allons, allons^
répliqua Carathis, ne soyez pas si délicat,
aidez. moi à mettre tout ceci en ordre;
vous^ verrez que les mêmes objets que
vous rebutez vous rendront heureux. Pré-
parons le bûcher pour le sacrifice de cette
nuit, et ne songez point à manger qu'il ne
soit dressé. Ne savez-vous pas que tous
les rites solemnels doivent être précédés
d'un jeûne rigoureux ?
Le Calife, n'osant rien répliquer, s'a-
bandonna à la douleur et aux vents qui
commençoient à désoler ses entrailles,
tandis que sa mère alloit toujours son
train. On eut bientôt arrangé sur les ba-
lustrades de la tour les phioles d'huile de
serpens, les momies et les ossemens. Le
bûcher s'élevoit, et en trois heures il eut
vingt coudées de haut. Enfin, les ténè«
bres arrivèrent, et Carathis toute joyeuse,
£ 2
< 52 )
66 dépouilla de ses vêtemens : elle battoit
de» mains et brandissoit un flambeau de
graisse humaine; les muetsi Timitoient;
mais Vathek exténué de faim, ne put y
tenir plus long-tems, et tomba évanoui,
c Déjà les gouttes brûlantes des flam*
beaux allumoient le bois magique, Thuile
empoisonnée jettoit mille feux bleuâtres,
les momies se corisumoient et lànçoient
des tourbillons d'une fumée noire et opa-
que; enfin les flanunes gagnant les cornes
de rhinocéros, il se répandit une odeur
si infecte que le Calife revint a lui en sur-
saut, et parcourut d'un œil égaré la scène
flamboyante. L'huile enflaqimée decou-
loit à grands flots, et les négresses, qui
ne cessoient d'en apporter, joignoient leurs
hurlemens aux cris de Carathis. Les
flammes devinrent si violentes, et Iç poli
de l'acier les réfléchissoit avec tant de vi-
vacité, que le Calife ne pouvant plus en
supporter l'ardeur ni Téclat, se réfugia
«ous l'étendard impérial.
. Frappés de la liunière qui éclairoît
( 53 )
toute la ville, les habitans de Samarah âé
levèrent à la hâte, montèrent sur leurà
toits, virent la tour en feu, et descendi-
rent à moitié nuds sur la place. Leur
amour pour leur Souverain se réveilla en^
core ' dans ce moment, et croyant qu'il
alloit être brûlé dans sa tour,* ils ne son-
gèrent plus qu'à le sauver. Morakana*-
faad sortit de sa retraite en essuyant ses
larmes ; il crioit au feu, comme les autres;
Bababalouk, dont le nez étoit plus accou-
tumé aux odeurs magiques, ^e doutoit
que Carathis travailloit a ses opérations,
et conseilloit a tous de rester tranquilles.
On le traita de vieux poltron et de traître
insigne; on fit avancer les chameaux et les
dromadaires chargés d'eau; mais com*
ment entrer dans la tour ?
Petidant qu'on s'obstinoit à en forcer
les portes, un vent furieux; s'éleva du
nord-est, et répandit au loin la flamme.
D abord, le peuple recula, ensuite il re-
doubla de zèle. Les odeurs infernales
des bornes et des momies se répandant de
( 54 )
tous eôtés, empestèrent l'air, et plusieniTif
personnes presque suffoquées, tombèrent
à la renverse. Ceux qui étoient restés
debout, disoient a leurs voisins ; éloignez*
Vous, Yoits empoisonnez. Morakanabad,
plus malade que les autres, faisoit pitié ;
par-tout on se bouchoit le nez : mais rien
n^arréta ce^ux qui enfonçoient les portes.
Cent quarante des plus robustes et des
plus déterminés en vinrent à bout. Ils
gagnèrent Tescalier, et firent bien du che-
mia dans nn quart-d'heure.
Carathis, que les signes de ses muets et
dé ses négresses alarmoient, s'ayance sur
Fescalier,^ en descend quelques marches^
et entend plusieurs voix qui crient: voici
de l'eau ! Comme elle n'étoit pas mal leste
pour son âge, elle regagna vite la plate-
forme, et dit a son fils : un moment ; sus-
pendez le sacrifice ; nous allons avoir de
quoi le rendre encore plus beaur Cer-
taines bêtes s'imaginant, sans doute, que le
feu étoit à la tour, ont eu la témérité d'eti
briser les portes, jusqu'à présent inviolar
,» K,
i 55 )
bles» et viennent avec de Teau. II fyxt^
avouer qu'ils sont bien bons d avoir oublié
tous VOS torts; mais n'importe. Laissons*
te monter, nou> to sacriâeroas a,
Giaour ; nos muets ne manquent ni de
force ni d'expérience : ils auront bientôt
dépêché des gens fatigués. Soit, répon-
dit le Calife» pourvu qu'on finisse et qu€!
je dîne.
Ces malheureux ne tardèrent pas â pa^
roitre. Essoufflés d'avoir monté si vite les
quinze cent degrés, au désespoir que leurs
çeaux étoient presque vuides, ils ne dirent
pas plutôt arrivés que l'éclat des flammes'
et l'odeur des momies offusquèrent tous
leurs sens à la fois : c'étoit dommage, cai'
ils ne voyoient pas le sourire agréable
avec lequel les muets et les négresses
leur passoient la corde au col ; mais tout
n'étoit pas pprdu, car ces aimables per-
sonnes ne se réjotiissoient pas moins d'une
telle scène. Jamais on n'étrangla avec
plus de facilité ; chacun tomboit sans ré-
sistance çt expiroit sans pousser un cri ;
( 56 )
de sorte que Viathék se trouva bientôt en-
vironné des corps de ses plus fidèles su-
jets, qu'on jetta sur le bûcher. Carathis qui
pensoit a tout, crût en avoir assez; elle
fit tendre les chaînes et fermer les portes
d'acier qui se trouvoient sur le passage.
On avoit à peine exécuté ces ordres que
Ib tour trembla ; les. cadavres disparurent,
et les flammes de sombre cramoisi qu'ellea
étoient, dévinrent d'un beau couleur de
rose. Une vapeur suave se fit délicieuse-
ment sentir ; les colonnes de marbre jet-
tèrent des sons harmonieux, et les cornes
liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant.
Carathis, en extase, jouissoit d'avance du
succès de ses conjurations; tandis que les
muets et les négresses, a qui les bonnes
odeurs donnoient la colique, se retirèrent
dans leurs tanières en grommelant.
Dès qu'ils dirent partis la scène chan-
gea. Le bûcher, les cornes et les momies
firent place à une table magnifiquement
servie. On y voyoit au milieu dune
foule de mets exquis des flacons de vin.
( 57 )
et des vases de Fagfouri où un sorbet ex-^
cellent reposoit sur la neige. Le Calife
fondit sur tout cela comme un vautour, et
dévoroit un agneau aux pistaches ; mai^
Carathis, occupée de tout autres soins»
tiroit d'une urne de filigramme un parche^'
ftiiu roulé dont on ne voyoit pas la fin, et
que son fils n'avoit pas naême apperçu;
Finissez ^ohc, glouton, lui di^elle d'un
ton implosant, et écoutez les promesses^
magnifiques qui vous sont feites ; alors^
elle lut tout haut ce qui suit. " Vathek,
mon bieq^imé, tu as surpassé mes es^
pérances ; mes narines ont savouré le
fumet de tes momies, de tes excellentes
cornes, et sur-tout de ce sang Musulman
que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque
la lune sera dans son plein, sors de to»
palais, environné de toutes les marquea
de ta puissance c; que les diœurs de tee
musiciens te précèdent au son des dai-
xons et ail bruit des timbales. Fais-toi
suivre de l'élite de tes esclaves, de tea
lemmes les plus chéries, d^ mille cha^
I
I
( 58 )
meaux somptueusement chargés, etprenda
la route dlstakhar. C'est-là. que je t'at%
tends ; là, ceint du diadème de Gian BeiK
Gian, et nageant dans toutes sortes de
délices, les talismans des Suleïman» le^
trésors des Sultans préadamites te seront
livrés ; mais malheur à toi si dans ta route
tu acceptes quelque asyle."
Le Calife, nonobstant son luxe ordi*
liaire, n*aToit jamais si bien dîné. Il se
laissa aller, a la joie que lui.inspiroient de
si bonnes nouvelles, et but de, nouveau*
Carathis ne haïssoitpas le vin, et.faisoifr
raison, a toutes les rasades qu'il portoit
par ironie a la santé de Mahomet. Cette
perfide liqueur acheva de les remplir
d'une confiance impie. . Ils blasphémoient ;
l'âne de Balaam, le chien, des sept Dor-
inans, et les autres animaux qui sont dans
le paradis du saint Prophète,, devinrent
le sujet de leurs scandaleuses plaisante-
ries. En ce bel: état, ils. descendirent
gaiment les quinze cent degrés, se mo-
quant des mines inquiètes qu'ils voy oient.
i
( 59 >
iur la place, à travers les lucarae& de. là
tour, gagnèrent le. souterrein, et arrivée
rent dans les appartemens royaux. Ba?
babalouk s'y promenoit d'un air tranquillo
en donnant ses ordres aux eunuques qui
moucboient les bougies et peignoient les
beaux yeux des Circassiennes. Il n'eut
pas plutôt apperçu le Calife qu'il dit:
Ah! je vois bien que vous n'êtes pas
brûlés ; je m'^n doutois. Que nous im*.
porte ce que tu penses, s'écria Carathis I
Va, cours dire a Morakanabad que noua
voulons lui parler, et sur-tout ne t'arrêta
pa, poor t<Z to tosipideif réHexions.
Le grand visir arriva sans délai : Vathek
et sa mère le reçurent avec beaucoup de
gravité, lui dirent d'un ton plaintif que
le feu du sommet de la tour étoit éteint ;
mais que par malheur il en avoit coûté la
vie aux braves gens qui étoient venus à
leur secours.
Encore des malheurs! s'écria Morak*
anabad en gémissant; ah! Commandeur
d.es Fidèles; notre saint Prophète e§t
( 60 )
98H1H3 doute irrité contre no as; c'est «
vous à l'appaiser, Nous l'appaiserons de
reste, répondit le Calife, avec un sourire
qui n'annon<;oit rien de bon. Vous aurez
ftôsez de loisir pour vaquer à vos prières ;
ce pays m'abîme la s^^nté, je veux changer
d'air ; la montagne aux quatre sources
m ennuie, il faut que je boive du ruisseau
de Rocnabad, et me rafraîchisse dans les
beaux vallons qu'il arrose. En mon ab-
sence vous gouvernerez mes états d'après
les conseils de ma mère, et aurez soin de
iui fournir tout ce qu'elle désirera pour
ses expériences ; car vous savez bien que
notre tour est remplie de choses précieuses
pour les sciences.
Là tour n'étoit guères du goût de Mo^
rakanabad ; sa construction avoit épuisé
.des trésors prodigieux, et il n'y avoit vu
porter que des négresses, des muets et de
vilaines drogues. Il ne savoit non plus
que penser de Carathis, qui prenoit toutes
les couleurs comme le caméléon. Sa mau*
.dite éloquence avoit souvent mis le pauvre
I
( 61 )
Musulman aux abois ; mais si elle ne var
loit pas grand'chose, son fils étoit encore
pire, et il se réjouissoit d'en être délivré.
Il alla donc calmer le peuple, et préparer
tout pour le voyage de son maître.
Vathek, dans l'espoix de plaire davant.
âge aux esprits du palais souterrein, vou-
loit que son voyage fût d'une magnificence
inouie. Pour cet effet il confisqua à droite
et à gauche les biens de ses sujets, pen-
dant que sa digne mère visitoit les harems,
.et les dépouilloit de leurs pierreries.
Toutes les couturières, toutes les brodeu-
ses de Samarah et des. autres grandes villes
,à cinquante lieues à la ronde, travailloi-
^nt S9.ns relâche aux palanquins^ et aux
litières qui dévoient embellir le train^ du
Monarque, On enleva toutes les belles
toiles de Masulipatan, et on employa tant
(de mousseline pour enjoliver Bababalouk
et les autres eunuques noirs, qu'il n'en
restoit pas une. aune dans tout l'Iraque
Babylonien.
^ Pendant que ces préparatifs se faisoient»
( ^ )
Caratliîs donnoît de petits soupers pour
se rendre agréable aux puissances téné-
breuses. Les dames les plus fkmeuses
par leur beauté y étoient invitées. Elle
recherchoit sur-tout lès plus blanches et
les plus délicates. Rien n'étoît aussi
élégant que ces soupers ; mais lorsque là
gaîté devenoit générale, ses eunuques
faisoient couler sous la table des vipères,
et y vuidoiént des pots remplis de scor-
pions. On pense bien que tout cela mor-
doit à merveille. Carathis faisoit sem-
blant de ne pas s'en appercevoir, et per-
sonne n'osoit bouger. Lorsqu'elle voyoit
que les convives allôient expirer, elle
ç'amusoit à panser quelques plaies avec
une excellente thériaque de sa compo-
sition ; car cette bonne Princesse avoit en
horreur l'oisiveté.
Vathek n'étoit pas aussi laborieux que
sa mère. II passoit son tems à tirer parti
des sens dans les palais qui leur étoient
dédiés. On ne le voyoit plus ni au Di-
van, ni à la Mosquée ; et pendant qu'une
{ ^ )
itmitié^ de S^amarah suivait son e:!tèinplè|
fautre gémissoit des progrès ûé la cor-
ruption«
Sur ces entrefaites revint Fambassadé
qu'où avoit envoyée a la Mecque, dans
des tems plus pieux. Elle étmt composée
des plttô révérends Moullahs« Leur mis^
mon étoit parfaitement remplie, et ils ap
portoient un de <;es précieux balais qui
avoient uettoyé le sacré Cahaba : c'étoit
un présent vraiment digne du plus grand
prince de la terre.
Le Calife se trouvoit dans ce moment
retenu en un lieu peu convenable pour re* ,
cevoir des ambassadeurs. Il entendit la
iroix de Bababalouk qui crioit derrière
les portières V voici Fexcellent Edris Al
Shafei et le séraphique Mouhateddin, qui
apportent le balai de la Mecque, et qui
avec des larmes de joie désirent ardem-
ment de le présenter a votre Majesté*
Qu on apporte ici ce balai, dit Vathek ;
il peut y être de quelque utilité. Com-
ment? répondit Bababalouk, horé de
( 6é )
l*iî.^— Obéiis ! reprit le Calife, cat c'est
ma volonté suprême ; c'est ici, et nulle
autre part, que je veux recevoir ces bonnes
, gens qui te mettent en éJiCtase.
: L'eunuque s'en alla en murmurant, et
dit au vénérable coi:tège de le suivre.
Une sainte joie se répandit parmi ces res-
pectables vieillards, et quoique fatigués
de leur lotig voyage,- ils suiviDient Bababa-
louk avec une agilité qui tenoit du miracle.
Ils enfilèrent les augustes portiques, et
trouvoient bien flatteur que le Calife ne les
reçût pas. comme des gens ordinaires.'
dans la salle d'audience. Bientôt ils par-:
vinrent dans l'intérieur du sérail, où à
travers de riches portières de soie, ils
crurent appercevoir de beaux grands
yeux bleus et noirs qui alloient et yenoient
comme (des éclairs. Pénétrés de respect
et d'étonnement, et plein» de leur mission
céleste, ils s'avan^çoient en procession vers
de petits corridors qui sembi oient n'aboutir
à rien, et les conduisoient à cette petite
cellule, où le Calife les attendoit.
( 65 )
Le Commandeur des Fidèles sef oit-i!
malade, disoit tout bas Ëdris Al Shafei a
son compagnon ? Il est, sans doute, à
son oratoire, répondit Al Mouhateddin.
Vatbek, qui entendoit ce dialogue, leur
cria : que vous importe où je suis ? avan^
cez toujours. Alors il sortit la main à
travers la portière, et demanda le sacré
balai. Chacun se prosterna avec respect^
ausai bien que le corridor le permit, et
même dans un asse^ beau demi-cercle.
jLe respectable Ëdris Al Shafei tira le
balai des linges brochés et parfumés qui
en défendpient kt vue aux yeux du vul-
gaire, se détacha de ses confrères, et s'a-
vança pompeusement vers le prétendu
oratoire^ De quelle surprise, de quelle
horreur ne fut-il pas saisi I Vathek,,avec
un rire moqueur, lui ôtà le balai qu'il
tenoit d'une main tremblante, et fixant quel-
ques toiles d'araignée suspendues au plaur
cher azuré, il les balaya et n'en laissa pas
une seule.
Les vieijlards pétrifiés n'osoient lever
F
( 66 )
leur barbe de dessus la terre. Ils voyoi-
ent tout ; car Vathek avolt négligemment
tiré le tideau qui les séfyaroit de lui.
Leurs larmes niduilloietit le marbre. Al
Mouhàti^ddin s'evànouit de d^pit et dé
ftitigue, pendant que le Calife, se lais^nt
aller à la renverse, rioit et battoit des
mains sans miséricorde. Mon, cher tioi*
raut, dit-^il enfin a Bababalouk, vas -ré^
galér ces bonnes gens de môti vin de Shi-
raî5. Puisqu'ils peuvent se vanter de
mieux connoîtrè mon palais que personne,
oh ne sauroit leur faire trop d'honneur.
En disant ceg mots, il leur jetta le balai
au nez, et s'en alla rire avec Carathis.
Bababalouk fit don possible pojar con-
soler les vieillards, mais deux des plus
foibles en mouturent stir le champ ; les
autres, ne voulant plus voir la lumière, se
firent porter dans leurs lits, d'où ilâ ne
sorth-ent jamais.
La nuit suivante, Vathek et sa mère
<
montèrent au haut de la tour pour cou-
8ulter les astres sur le voyage. Les con-
\
( ^ )
*
UteDatians étant dans un aspect des pluis
Htf^orabkfà ; le Calife voulut jouir d'wn
Irpectacle stussi flatteur. \\ soupa gsn^eBt
sur la plate-forme, encore noireie de
Ta^ffineux «acrifice. Fendant le repas on
entendit de grands édats de rire qui Te-
tentisâoient dan» Tatmosphère^ et il en
tim le plttB&vombie augure.
^fbttt'^tait en iDoûvement >dan6 le pa«
tais. Les lamiènes ne ^'êteignoient pas
de toute la nuit ; le biruit'des «Enclumes ^et
des marteaux, 'la voix des femmes et de
leurs gardiens qui chant^ent en t>rodaiit ;
tout cela înterrbropoit \e «ilence 'de la
nature: et {îlaisoit infiniment à Vâthék, qui
croyèit déjà^moiiter en triomphe ^snr le
trône de'Suleïman.
Le peuple n'étoit pas moins content que
lui. 'Chacun méttoit la main a l'œuvre^
pour hiâter le moment qui- devoit le dé-
livrer de la tyrannie d'un maître si bi-
zaï^e.
Le jour qui précéda le départ de ce
prince insensé, ^Carathis crut devoir lui
F 2
( 68 )
jenouveller ses conseils. Elle ne cesscit
de répéter les 'décrets du parchemin mys-
térieux qu'elle avoit appris par cœur, ..et
recommandoit sur-tout; de n'entrer ' chez
qui que ce fût pendant le voyage. J^ s^ais
bien, lui disoit-elle, que tu es friand ;de
]bons plats^ et de minois agréables ; maïs
contente-toi de tes- anciens cuisiniers, qui
sont les meilleurs du nM)Qde». et so.uviens-
^oi que dans ton sérail ambulant, il y a
pour le moins trois douzaines de jolis
¥isages auxquels Bababalouk n'a pas en-
cor^ levé le voile. Si n^a présence n'étoit
pas nécessaire ici, je veillerois moi-même
^ ta conduite,' J'aurpis grande envie de
yoir ce palais sout^rrein, rempli d'objets
intéressans pour les gens de nçtre espèce ;
il n'est rien que j'aime . autant qu^ les
cavernes ;> mon goût pour les cadavres et
les momies est décidé, et je gage que tu
trouveras la quintessence de c^ genre.
Ne m'oublie donc pas, et dès le moment
que tu seras en possession des talismans
qui doivent te donner le royaume des
( 69 )
métaux' parfaite, et t'ouvrir le centre de' s
la terre, ne manque' pas- d'envoyer ^ ici ;
quelque génie d^ eonfianee pour me .:
prendre avec mon cabinet. L*httile«de ^
ces serp^is que j^ai pinces j usqu'à la-,
mort, sem un fort joli présent {)Our notre .
Giaoury qui dcMlt aimer ces sortes de frian^w.
dises* .
Lorsque Oarathiâ eut 'fini ce beau dis->
cours, le soleil se coucha derrière la moii«\.
tag^ aux quatre sources, at fit place a lar>
lune. Cet astre, alors dans «on plein^
paroissoît d'une beauté et d'une cifx;our
férenee extraordinaire- aux yeux «des fem-
mes, des eunuques et des pag^qui bru-
loient de voyager. La ville retentissoit
de cris de joie et de fan&res. On ne vpyoit;
<}ue plumes flottantes sur tous les. pavil-
lons, et qu^aigret4:es brillant à la; doucç
clarté de la lune. La grande place ne
r^ssembloit pas mal à un parterre émaillé
des plus belles tulipes /de FOrient
Le Calife en habits de cérémonie, s'ap-
puyant sur. son visir et sur Bababaloukii
< 70 )
dèseffidîi la grande rompe de la toûir;
Xi» nraltîiude eaiière étoii ppost^née, et
les ehwieaiix magnifiquemeiit dbargés
a'agenoitilloieQt 4eTaiat lui. Oe spiectaele
étoit i&uperbè, et le Calife lui-même s'aç*
léta pour Tadaiirer. Tout étoit dapa un
Silence respectueux : il fyd pourtaui nu
peu troublé par les cris des eunuques
dé l'arrière-garde. Ces yigilans servi-
teurs avoieat rt^oaarqjué que quelques
cages à dame peneboieat trop d'un c<N(é ^
certains gaillards s'y ^étoiettt adroiteffke&t;
glissés ; mais on les en défiôéha ibien yUj^
avec de bonnes recoaunaindations aux
ehirurgienB du séraiL
D^auseri petite évènemeAS fiîiné€3'rûiBpir
rent pas la majesté de cette auguste scène*
Yatfaek salua la lune d'un air d'intelU-
gence; et les docteurs de la loi fuiteat
«candalisés .de cette idolâtrie, ^ainsi que
les viairs et :les igrands rassemblés pour
jouir des derniers regards de leur Souve-
raine. Enfin, les clairons et les trompâtes
.donnèrent, du sommet de la tour, le.signal
< 71 )
4n Répart. Quçiqi^^ç p^rfi^tçpie^t d'-ac-
jpard^ op crut pourtant y r^inarquer que^.-
qae di^QAnance ; .c- étoit -Carath^s qu^
,cb^nt,oit ^es bymues au GiaojUf, ^^ c^^^t
le^ n^gresLS^ et les ini^ç;ts ifi^isoienjt 1^
Ipasserço^tinue. ^es bons l^usi^man^
fcrjoysijff, Rendre le fao^urdoni^nient d^e
ces insectes nocturnes qui sont de maur
yais p;^sfige, supplièrent Vatihek d'a^vpi^
js^in de s;^ personne sacrée.
Qfl ar\)ore le gran^ étfjçidM^ .^^ Califat ;
.y\fijgt :93i^e l^nc^ brillent^ ^la suite ; et Iç
sCalife, fo^ilaiit maj^stueusen^^nt aux pied^
^e^ tissus ^ 4!9ir étendus sur son passfige,
inont^ ep litière aux acclamations de pe^
sujets. Alors, la^ marche s'quyrit ^^x^h J^p
plus bel ordre, et avec i)n si grand ^i^enc^,
^qu'on entendait chanter les^ çîg^les d^|^
Jes buissofis de 1^ plaine de Cfitoul. Q|it^
sijt bonnes lieues avant l'aurorç, et rétpil^
,du matin étipceloit i^ncore dansjla fijçui^-
ment, quand ce npipbreux cortège ^riji va ap
bordduTygro, où Ton djressf^ les |tQn|?es
pour se reposer le réside de la jpuruée; .
N
< 72 )
Trois jours s^écoulèrent de la même
manière. Au quatrième, le ciel en conr-
Toux éclata de mille feux : la foudre fa^
soit un fracas épouvantable, et les Cir-
cassiennes tremblantes entbrassoient leurs
vilains gardiens. Le Calife commençoit
â regretter les palais des sens; il avoit
grande envie de se réfugier dans le grofe
bourg die Chulchîssar, dont le <5ouver-
neur étoit venu lui offrir des rafraîchisse-
mens. Mais ayant regardé ses tablettes,
il se laissa intrépidement mouiller jus-
qu'aux os, malgré les instances de ses
favorites. Son entreprise lui'tenoit trop
à cœur, et ses grandes espérances soute-
noient son courage. Bientôt le cortège
«'égara; on fit venir les géographes pour
savoir où l'on étoit; mais leurs cartes
^:rempées étoient dans un état aussi pi-
teux que leurs personnes ; d'ailleurs, on
n'avoit point fait de long voyage depuis
Haroun Al-Rachid : on ne savoit donc
plus de quel côté se diriger. Vathek^
i^ui ^voit de grandes connoissances de la
{ 73 )
'SÎttiatîon des corps célestes, ne savoît oà
il en étoit sur la terrte. Il grondoit plus
fort encore que le tonnerre, et lâchoit
quelquefois le mot de potence, * qui ' ne
fiattdit pas bien agréablement les oreilles
4itéraires. Enfin, ne voulant plus suivre
t]ue ses idées, il ordonna de traverser des
•rochers escarpés, et de prendre un chef-
«nin qu'il croyoit devoir le conduire en
quatre jours a Rocnabad: on eut beau
-faire des remontrances, ^on parti étoit
pris.
Les femmes et les eunuques, qui nV
voient ';|amaii8 rien vu de parfeil, frémis^
soient à l'aspect des gorges Aes mon-
tagnes, et faisoient des cris pitoyaMes en
voyant les horribles précipices qui bop-
Soient le sentier rapide où l'on étoit. La
nuit tomba avant que le cortège eût at-
teint le sommet du plus baut rocher.
Alors, «n vent impétueux mit en piècei»
4es rideaux des palanquins et des cages,
^t laissa les pauvres dames exposées à
ioutes les fureurs de l'orage. L'obscurité
< 74 )
4u ciel afigmeQi;o,ît la .terreur ,de cette naît
4ésas^e^4$^; ajussi n i^i^iit-ce que miai^le^
Dient <ie9 pages et pleur» de^ dexi^oi^elliea.
Pour suricçult de nj^m^ei^r, ,on es)^94jt^
4.e$ rivgissenpi^sLS effiroyaJi^les, et ^ent^jt o^
#pp^r;çujt daus Tépai^eur cj[es forête 4^1^
;yewx flaiftbpyans, qui »e paUyç#e»t. êjti:ip
^ue /ceui^ de ^i^l^s >ûu (ji^ tjigje^. l<ep
|>ioa9iefs ijui prép^pi^t le chèuiiiii 4»
i>m^x qu'ils pauvQie^t, ^ \i«e pa^riie de
|*^y9,i:^t-garde, {ure^ dévorée ^'.vapt qu^ .d^
pouvoir se reconnoître. La confusion .étçôjt
extrême ; l/es loupç, j|e$ (igr^s e^ lès autres
^ràrta.ux qwpassiors, invités par iwj^
jcoiji^aguQn^^y aqcpuraiei^t de tô^ites par<t^
(Qn eutc^dçÂt pa.rrt;9ut crqquer des os, eft
.dans l'air, un époviyai\table :b.a<itetnen4;
id'fiîles ; car jes vautours çomiueuçQieut à
se Qiettre de la p&i^tie.
jL'efiroi iparviut enfiu au grand corps ,de
itroMipes qui eutouroit le Mauarque ,et sda
sérail, et qui était à deux lieues da dis-
itance. Vathek, choyé .par se^ eunuques,
ne s'é toit encore apperçu de rien ; il étoit
( 75 )
iBcdlçfllQ^at coui^hé sur dies ^o^saiaç 4e
^Q\e ^a,m j90^ fiwple litière ; ef; pap^lap^
qm deajf: petits p^e^i pI^$ l^^^s q^ne
J'^maîl dfs {^rangjuis^an, lui cj^ias^oien^ }e^
poi|che9, il 4ovmmt ^'jxn prolond si^m^
ipieil, et vpyjôifc IjriHer iep tré^or^ de S«r
{eïmâiià dans ses rêves. Les clwieurs 4?
$es femmes le reveillèrent ei) swrs^uf, et
au JieipL 4u Gi^our avec sa clef d'or, il
•yit Babo^bf^louk tput tr^n^ et poust^rné.
jSine, s'écria cie fidèle serviteur du plu$
puissant des Monarques, le malheur est
^ 0on coinJ)le .; les^ .bêtès féroces, qui ne
vous r.esj)ieiCte^Qient pas >plu3 qu ma âja^e
wort, sont tombées ^lar vos chame^a^u-st:.
Trente des pflus ràehemeijt c^^^rgés pltijt éjté
.dévorés avec le^ir^ conducteurs ; vos ^feoiU-
lauj^rs, vos e.uîsâniQrs, e^t ceux ;qw portoi-
eut vos provjisions de boudhe opt .éprouvé
le iiiême sepct, et si noti:e saint Po'Qphète n?
nous ptrotège pas, jr]kOus nema^ogerons plus
de notre vie. A ce mot de manger, le Calife
.perdit toute contenance ; il hurla et se
donna de grands coups. JBababalouk
f « *. _ - ^ .^>r..
*voyant que soii maître avoît tout-à-fait
perdu la tête, se boucha les oteilles poui*
s*éviter au moine le tintamarre du âéraiL
Et comme lés ténèbres augmentoient, et
que • la rurneur devenoit toujours plus
grande, il prit un piarti héroïque. Al*
k^s, mesdames' et mes confrères, cria-t-il
de toutes ' ses forces j mettons la main à
l'œuvre, battons le "feriquet eu plus vîteî
Il ne sera pas dit que le Commandeur
des vrais Croyans serve de pâture à des
anfimaux infidèles.
Qaoiq^'il n'y eàtpas mai de capricieu-
ses et de revêohes parmi ces belles, toutes
furent soumises dians cette occasion. En
un clin-d'ceil, on vit paroître des feux dans
toutes les cages. Dix mille flambeaux
farent allumés sur le «champ, tout le
monde s'arme de gros cierges, et le Calife
lui-même ^n fait autant. Des étoupes
trempées dans l'huile «t allumées au bout
de longues perches, jettoient tant d'éclat
<que les rochers paroissoient éclairés
èomme en plein jour. L'air étoit rempli
i 77 )
>de tonrfoillons d'étincelles, et le veiitJ^iN
•chassant par*tout, le feu prit à la fougère
et aux broussailles. ^ Dans peu» l'incendie
fit des progrès rapides ; on vit.ramper . de
toutes parts des serpens au désespoir et
qui abàndonnoient leur demeure avec des
liiffleméns, effroyables. Les chevaux» Je
v^z au . vent, hepnissoiént, battoient , du
pied, et ruoient san& quartier.
,Une des forêts de cèdre qu'on côtoyoit
alors s'râibrasa, et les branches qui p^n-
doient sur. le chemin, communiquèrent^ les
âammes aux fines mousselines et aux bel*
les toiles qui gouvroient les xagj&s ^des
daines, et elles furent obligées d'en sortir,
au hasard de se rompre. le coL Vathek»
yomissq^nt niille blas.phèn9es, fut forcé
tout comme les autre.s, de mettre ses pieds
sacrés-à terre. . ,
. Jamais rien de pareil n'é toit arrivé : lès
dames qui ne savoieut pas se tirer d'aâ^re»
tomboient dans la fange, pleines.de dépit,
de honte et de rage. Moi, marcher! disoit
Tune ; . moi, ; mouiller mes pieds I disoit
( 78 }
l'autfe; moi isalir me» i^obes ! »%CTimt\m^
tfomème: exécrable Bstbât^lonk ! àisoi^
entoiles tdtitç» à la foi», ordure d'enfer i
Qu'at^is-tu besoin de â^mbeatr^ ? Plcitôt
l}ire les tigres noas euisiefit dâvorée», que
d'étfe vues dans l'état eu sommeâ ! Nous
toilà |)erdues pour jamais. Il n'y ^ura
jpas de porte-&ix^ dans Tarmée, ni d€
décrotteur de chameau^nt qtii ne pUiséle nit
«Vâtttèr d'aftoir vu une partie de notre «orps,
etf qui pis €ist, nOs Tisages« En disant cei
mots, les plus niodestes se jettèrmt la face
dans les oniières* Celles , qui âtoient
Un peu plus de courage en voulurent à Ba»
l^abalouk -^ mais lui, qui les connoi^soit et
qui êtoit fin, s'enAiit à toutes jambes avec
«es confrères, en secouant leurs torches et
battant des tythbales*
L'incendie répandit une lumière aussi
vive que lé soleil au plus beau jour de la
<îanicule, et il faisoit chaud à proportion»
Oh comble dliôrreur! On voyoit le Calife
embourbé cottitae un simple mortel ! Ses
«ens commencèrent à s'éngouWlir; il ne
( 79 )
poliToit pluà avdnceh Uiie de siei^ ffetnnies
Ethiopiennes (car il ëti stvôit une grsinde
variété) eut pitié de lui, le prit à brasi^e^
corps, Ife chargea sur ses épaules, et tôy*
allt qtife lé feu gàgnoit de tous côtés, elle
f)ârtit ctomme uii trait, rtidlgré le poids de
son fardeau. Les autres damefe, auji qUel^
les lé danger avoit retidu Tusàge de leurs
jàmbëid, la suivirent de toutes leurs fct-ties;
lëS ^rdes se nnreht à gklopër après, et
les pâlefretiiers faisoieilt courir les cha*
meaux en se culbutant les uns sUr les
autres.
On arriva enfin au lieu oft les bêtes féro-
ces avoîeht comhiehcé le carnage; maià
elles avôient trop d'esprit pour ne s'être
pas retirées au bruit d'un si horrible va*
carme, ayant, du reste, soupe à merveillew
Bababalouk se saisit pourtant de deux oU
trois des plus grasses, et qui s'êtbient tant
reihplîes qu'elles ne pouvoient plus bou-
ger. Il se mit à les écorcher prôpi^ement i;
et comme on étoit déjà as^ez éloig^rté de
l'embrasement pour que la chaleur n'eli
( 80 )
fût que médiocre, et agréable, on se déteF-
mina à s'arrêter dans l endroit où Ion étoit.-
Oa ramassa les lambeaux des toiles peiu*
tes; on. enterra les débris du repas des
loups et dea tigres ; on se vengea sur quel'-
ques douzaines de vautours qui en ayoient
leur saoul ;. et après avoir fait le dénom**
brement des cbameaux qui préparoient
tranquillement du sel ammoniac, on en**^
cageà tant bien que mal les dames, et on
dressa la tente impériales sur le texrein le
moins raboteux.
Vathek s'étendit sur ses matelas de dur
Tet, et commençoit à se refaire des se-
cousses de r£tbiopienne ; c'étoit une rude
monture! Le repos ramena son appétit
accoutun;ié; il demanda à manger; maisi
hélas! ces pains délicats quon çuisoit
dans des fours d'argent pour ; sa bouche
royale, ces gâteaux friands, ces confitures
ambrées^ ces flacons de vin de Shiraz, ces
porcelaines remplies de neige, ces excel»-
lens raisins qui croissent sur les bords, du
Tygre; tout avoit disparu! Bababalouk
i
( 81 )
n'avoit à ofïriir qu'un gros loup rôti,^ des
vautours à la daube, des herbes amères»
des champignons vénéneux, des chardons
et des racines de mandragore qui ulcé-
roient la gorge et mettoient la langue en
pièces. Pour toutes liqueurs, il ne possé-
doit que quelques phioles de méchante
eau-de-vie, que les marmitons avoiènt
cachées dans leurs pabouches. On con-
çoit qu'un repas aussi détestable dut
mettre Vathek au désespoir; il sebouchoit
le nez et mâchoit avec des grimaces af-
freuses. Cependant, il ne mangea pas
mal, et s'endormit pour mieux digérer.
Pendant ce tems tous les nuages avoient
disparu de dessus Thorison. Le soleil
étoit ardent, et ses rayons, réfléchis par
les rochers, rôtissoient le Calife, malgré
les rideaux qui l'enveloppoient. Un es-
saim de moucherons fétides et couleur
d'absynthe, le piquoient jusqu'au sang^.
N'en pouvant plus, il se réveille en sur-
saut, et hors de lui; il ne savoit que de-
venir, et se débattoit de toutes ses forces,
G
( 82 )
tandis que Bababalouk continuoit de ron-
fler, couvert de ces vilains insectes qui lui
courtisoient le nez. Les petits pages
avoient jette leurs éventails par terre. Ils
étoient à moitié morte, et ^nployoient
leurs voix expirantes à £eiire des reproches
amers au Calife, qui, pour la première fois
de sa vie, entendit la vérité.
Alors, il renouvella ses imprécations
contre le Giaour, et commença même à
dire quelques douceurs à Mahomet. Où
suis-je ? s'écrioit-il : quels sont ces affreux
rochers ! ces vallées de ténèbres ! sommes-
nous arrivés à l'épouvantable Caf ! la Si-*
morgue va-t-elle venir me crever les yeux
pour venger mon. expédition impie ! £n
parlant ainsi, il mit la tête à une ouverture
du pavillon ; mais hélas ! quels objets se
présentèrent à sa vue! D'un côté, une
plaine de sable noir dont on ne voyoit
point l'extrémité ; de l'autre, des rochers
perpendiculaires tout couverts de ces abo-
minables chardons qui lui faisoient encore
cuire la langue. Il crut pourtant dé^
( 83 )
couvrir parmi les ronces et lès épines^
quelques fleurs gigantesques ; il se trom-
poit; ce tfétoit que des morceaux de
toiles peintes, et des lambeaux de son
magnifique cortège. Comme il y àvoU
plusieurs crevasses dans le roc, Vathek
prêta l'oreille, dans Fespoir d'y entendre le
bruit de quelque torrent ; mais il n'enten-»
dit que le sourd murmure de gens, qui,
en maudissant leur voyage, demandoient
de l'eau* Il y en avoit même qui crioient
auprès de lui: pourquoi avons-nous été
conduits ici? Notre Calife a-t-il quel
qu'autre tour à bâtir ? Ou est-ce que les
Afrites impitoyables que Carathis aime
tant, font ici leur demeure ?
A ce nom de Carathis, Vathek se res-
souvint de certaines tablettes qu'elle lui
avoit donnés, en lui conseillant d'y avoir
recours dans les cas désespérés* Pendant
qu^il les feuilletoit, il entendit un cri de
joie et des battemens de mains; les ri-
deaux du pavillon s'ouvrirent, et il vit Ba-
babalouk suivi d^une troupe de ses favor-
o 2
( 84 )
ites. Ils lui am enoient deux nains d'une
coudée de haut, portant une grande cor-
beille remplie de melons, d'oranges et de
grenades, et qui chantoient d'une voix ar-
gentine les paroles suivantes: " Nous
habitons. sur la cime de ces rochers, une
cabane tissue de cannies et de joncs ; les
aigles nous envient notre séjour ; une pe-
tite source nous y fournit de quoi faire
TAbdeste, et jamais un jour ne se passe
sans que nous récitions les prières pre-
scrites par notre saint Prophète. Nous
vous chérissons, ô Commandeur des Fi-
dèles! Notre maître, le bon Emir Fak-
reddin vous chérit aussi; il révère en vous
le Vicaire de Mahomet. Tout petits que
nous sommes, il a de la confiance en nous;
il sait que nos cœurs sont aussi bons que
nos corps paroissent méprisables; et il
nous a placés ici pour secourir ceux qui
s'égarent dans ces tristes montagnes. Nous
étions, la nuit dernière, occupés dans notre
petite cellule de la lecture du saint Koran,
lorsque les vents impétueux ont éteint
( 85 )
tout*à*coûp nos lumières, et fait trembler
notre habitation. Deux heures se sont
écoulées dans les plus profondes ténèbres;
alors, nous entendîmes au loin des sons
que nous ayons pris pour ceux des clo-'
chettes d'un Cafila qui traversoit les rocs»
Bientôt des cris, des rugissem^ois et lé son
des tymbaies ont frappé nos oreilles.
Glacés d effroi, nous avons pensé que le
Deggial avec ses anges exterminateurs»
venoit répandre ses fléaux sur la terre* Au
milieu de ces réflexions, des flammes cou-
leur de sang se sont élevées sur Thorison,
et quelques momens après, nous fumes
tout couverts d'étincelles. Hors de nous-
mêmes par ce spectacle efirayant^ nous
nous sommes agenouillés, nous avons ou-
vert le livre dicté par les bienheureuses
intelligences, et à la clarté des feux qui
nous entouroient, nous avons lu le verset
qui dit: On ne doit mettre sa confiance
qu^en la miséricorde du Ciel; il ri y a de
ressource que dans le saint Prophète; la
montagne de Cdff elle-même peut trembler,
g3
».
f,x
( 86 )
la puissance d'Allah est seule inébranlable.
Après avoir prononcé ces paroles, un
calme céleste s'est emparé de nos âmes ;
il s'est fait nn profond silence, et noi^
oreilles ont distinctement ouï dans l'air
upeToix qui disoit: Serviteurs de mon
Serviteur fidèle, mçttez vos sandales, et
descendez dans l'heureuse vallée qu'ha-
bite Fakreddin ; dites-lui qu'une occasion
illustre se présente pour satisfaire la soif
de son cœur hospitalier : c'est le Com*
mandeur des vrais Croyans qui erre lui-
même dans ces montagnes ; il faut le se-
courir. Joyeusement, nous avons obéi â
l'angélique mission ; et notre maître plein
4^un zèle pieux, a cueilli de ses propres
mains ces melons, ces oranges, ces gre»-
nades ; il nous suit avec cent dromadaires
chargés des eaux les plus limpides de ses
fontaines ; il vient baiser la frange de votre
robe sacrée^ et vous supplier d'entrer dan^
son humble demeure, qui est enchâssée
dans ces déserts arides comme une éme-
raude dans le plomb." Lps nains, aprèe^
( 8T )
avoir aiasi parlé, restèrent debout les
mains crpkéès %ut l'estomac, et dans un
profond silence.
Pendant cette belle harangue, Vathek
s'étoit saisi de 1» corbeille, et long-tems
avant qu'elle fût finies les fruits s'étoient
fondus dans sa bouche. A mesure qu'ii
les mangeoit, il devenoit pieux, récitoit
ses prières, et demandioît en même tems lé
Koran et du sucre.
Il étoit dans ces dispositions, quand les
tablettes, qu'il avoit posées à l'apparition
des nains, lui donnèrent dans la vue ; il
les reprit : mais il pensa tomber de son
haut, en y voyant en grands caractères
rouges, tracés par la main de Carathis,
ces paroles qui étoient d'un à-propos à
faire trembler : " Garde-toi bien des vieux
docteurs et de leurs petits messagers qui
noHt qu'une eoudée; méfie-toi de leurs su^
per chéries pieuses ; au lieu de manger leurs
melons, il faut les mettre eux-mêmes à la
broche. Si lu es assez foible pour entrer
chez euXy la porte du palais souterrein se
. If , *,
( 88 )
fermeray et son mmivement te mettra ett
lambeaux. On crachera sur ton corpsy et les
chauve-souris feront leur nid de ton ventre.^*
Que signifie ce galimathias épouvan-
table? s'écria le Cialife: faût-il que j'ex-
pire de soif dans ces déserts de sable,
pendant que je puis me rafraîchir danst
riieui'euse vallée des melons et des con^
combres ? Que maudit soit le Giaour avec
son portail d'ébène ! Il m'a fait assez mor-
fondre; d'ailleurs, qui me donnera des
loix ? Je ne dois entrer chez personne,
dit-on; eh! puis-je entrer dans quelque
lieu qui ne m'appartienne ? Bababalouk,
qui ne perdoit pas une parole de ce soli-
loque, y applaudissoit de tout son cœur,
et toutes les dames furent de son avis;
ce qui jusqu'alors n'étoit pas arrivé.
On fêta les nains, on les Caressa, on les
mit bien proprement sur de petits car-
reaux de satin, on admira la symmétrie
de leurs petits corps, on vouloit tout voir,
on leur présenta des breloques et du bon-
bon ; mais ils refusèrent tout avec une
( 89 )
çrayité admirable. Ils grimpèrent ^ur
l'estrade dn Calife, et se plaçant sur ses
épaules, ils lui bourdonnèrent des prières
tlans les deux oreilles. Leurs petites
langues alloient comme les feuilles du
tremble, et la patience de Vathek tou-
ohoit à sa fin, quand les acclamations des
troupes annoncèrent l'arrivée de Fakred-
din, . avec cent barbons, autant de Korans,
et autant de dromadaires. On se mit vite
aux ablutions et à réciter ie Bismillah.
Vathek se débarrassa de ses importuns
moniteurs, et en fit de même ; car il avoit
les mains brûlantes.
Le bon Emir, qui étoit religieux à toute
outrance, et grand complimenteur, fit une
harangue cinq fois plus longue, et cinq
fois moins intéressante, que celle de ses
petits précurseurs. Le Calife n'y pouvant
plus tenir, s'écria: pour l'amour de Ma-
homet! finissons, mon cher Fakreddin,
et allons dans votre verte vallée, manger
les beaux fruits dont le ciel vous a fait
présent. Sur ce mot d'allons, on se mit
( 90 )
^n marche; les vieillards alloient un peu
lentement; maisVathek, sous-main, avoit
ordonné aux petits pages d'éperonner le9
dromadaires. Les cabrioles que ces ani-
maux faisoient, et l'embarras de leurs ca«
valiers octogénaires, étoient si plaisans,
qu'on n'entendoit queclats de rire dans
toutes les cages.
On descendit pourtant heureusement
dans la vallée par de grand escaliers que
r£mir avoit fait pratiquer dans le roc ; et
déjà on commençoit à entendre le mur-
mure des ruisseaux et le frémissement des
feuilles. Le cortège enfila bientôt un Bear
tier bordé d'arbustes fleuris, qui aboutis-
soit à un grand bois de palmier, dont les
branches ombrageoient un vaste bâtiment
de pierre de taille. Cet édifice étoit cou-
ronné de neuf dames, et orné d'autant de^
portails de bronze, sur lesquels les mot^
suivans étoient gravés en émail. C'est ici
Tasyh des pélenns, le refuge des voyageurs^
et le dépôt des secrets de tous les pays du
monde.
H
( 91 >
Neuf pages, beaux cotiame le jour, et
décemment vêtus de longues robes de lin
d'Egypte, se tenoient à chaque porte. Ils
reçurent la procession d'un air ouvert et
caressant. Quatre des plus aimablei^ pla^
cerent le Calife sur un techtravân magni-
fique; quatre autres un peu moins gra-
cieux se chaînèrent de Bababalouk, qui
tressailloit de joie en voyant ITieureux gîte
qu'il devoit avoir: le reste du train fut
soigné par les autres pages.
Quand tout ce qui étoit mâle eut dis-
paru, la porte d'une grande enceinte qu'on
voyoit à droite, tourna sur ses gonds har-
inonieux, et il en sortit une jeune personne
d'une taille légère, et dont la chevelure
d'un blond cendré flottoit au gré des zé-
phirs du crépusciile. Une troupe de
jeunes filles, semblables aux Pléiades, la
suivoit sur la pointe des pieds. Elles ac-
coururent toutes aux pavillons où étoient
les sultanes, et la jeune dame s'inclinant
avec grâce leur dit : mes charmantes prin-
cesses^ on vous attend ; nous avons dressé
( 92 )
les lits de repos, et jonché vos apparte-
mens -de jasmio : nal insecte n'écartera le
sommeil de vos paupières, nous les chas-'
serons avec un million de plumes. Venez
donc, aimables dames, rafraîchir vos pieds
délicats, et vos membres d'ivoire dans des
bains d'eau de rose ; et, à la douce lueur
des lampes parfumées, vos servantes vous
feront des contes. Les sultanes accep
tèrent avec grand plaisir ces offres obli-
geantes, et suivirent la jeune dame dans
le harem de r£mir ; mais il faut les quitter
un moment pour retourner au Calife.
Ce prince avoit été conduit sous un
grand dôme, éclairé de mille lampes de
crystal de roche. Autant de vases de la
même matière, remplis d'un sorbet déli-
cieux, étinceloient sur une grande table
où se trouvoit une profusion de mets déli-
cats. Il y avoit entr autres du riz au lait
d'amandes, des potages au safran, et de
Tagneau à la crème, que le Calife aimoit
beaucoup. Il eu mangea avec excès,
t6s»oi^aa bien de Famitié à l'Ejniir dans la
I^.JXiflfi^
( 98 )
gaité de son Cœur, et fit danser les natav
malgré eux ; car ces petits dévots n'o$oiet>t
désobéir au Commandeur des Fidèle».
Enfin, il s'étendit sur le sopba, et dor-
mit plus tranquillement qu'il n'avoit fait
de sa vie.
Il régnoit sous ce dôme un silence pai-
sible que rien n'interrompoit que le bruit
des mâchoires de Bababalouk, qui se re-
faisoit du triste jeûne auquel il avooit été
forcé dans les montagnes. Comme il étoit
fie trop bonne humeur pour dormir, et qu'il
n'aimoit pas à être désœuvré, il voulut al-
ler tout de suite au harem pour soigner
ses dames, voir si elles s'étoient frottéçs à
propos de baume de la Mecque, si leurs
sourcils et leurs chevelures étoient en or-
dre; en un mot, pour leur rendre tous les
.menus services dont elles avoient besoin.
Il chercha long*tems, mais sans succès,
la porte qui conduisoit au harem. De
peur d'éveiller le Calife, il n'osoit crier,
et personne ne bougeoit dans le palais. Il
commençoit à désespérer de venir à bout
( 94 )
de son dessein, lorsqu'il entendit un petit
chuchotement ; c'étoientles nains qui étoi*
ent retournés à leur ancienne occupation,
et qui, pour la, neuf cent quatre vingt neu-
vième fois de leur vie, relisoient le Koran,
Ils invitèrent très-poliment Bababalouk à
les entendre; mais il avoit bien d'autres
<5hoses à faire. Les nains, quoiqu'un peu
tscandalisés, lui indiquèrent le chemin des
appartemens qu'il cherchoit. Il folloit^
pour y arriver, passer par cent corridors
fort obscurs. Il les enfila en tâtonnant^
et À la fin au bout d'une longue, allée, il
commença à entendre • Tagréable caquet
des femmes, et son cœur en fut tout ré-
joui. ^^ Ah! ah! vous n'êtes pas encore en-
demies, s^écria-t-il, en faisant de grandes
enjambées ; ne croyez pas que j%ie abdi-
qué ma charge." Deux eunuques noiri^,
entendant parler si haut, se détachèrent
des autres à la hâte, le sabre à la main ;
mais bientôt on répéta de tous cotés : ce
n'est que Bababalouk, ce n^èst que Baba-
balouk. En èflfet, ce vigilant gardien sa-
i
( 95 )
Tança vers une portière de soie incarnat,
à travers de laquelle luisoit une clarté
agréable, qui lui fit distinguer un grand
bain de porphyre foncé, et d'une forme
ovale. D*aniples rideaux tombant en
grands replis, entouroient ce bain ; ils
étoient à demi-ouverts, et laissoient entre-
voir des groupes de jeunes esclaves, parmi
lesquell^ Bababatouk reconnut ses an*
ciennes pupilles étendant mollement les
bras, comme ' pour embrasser l'eau par-
fumée, et se refaire de leurs fatigues. Les
iregards langoureux, les mots à Foreille, le^
sourires enchanteurs qui accompagnoient
les petites confidences, la douce odeur
des roses, tout inspiroit une volupté contre
laquelle Bababalouk lui*même avoit de la
peine à se défendre.
Il garda pourtant un grand sérieux, et
commanda d'un ton magistral de faire sor-
tir ces belles d^ Feau, et de les peigner
d'importsoice. Tandis qu^il d<Hinoit ces
ordres, lajeuneNouronihar, fille del'Emir,
gentille comme une gazelle, et pleine d'es-
( 96 )
piéglerie, fit signe a une de ses esclavem.
de descendre tout doucement la grande
escarpolette qui étoit attachée au plancher
avec des cordons de soie* Pendant qu'on
faisoit cette manœuvre, elle parla des
doigts aux femmes qui étoient dans le
bain, et qui bien fâchées d'être obligées
de sortir de ce séjour de mollesse, emmêr
lèrent leurs cheveux pour donner de Toc^
cupation à Bababalouk, et lui faisoient
mille autres niches.
Quand Nouronihar le vit prêt à perdre
patience, elle s'approcha de lui avec un
respect affecté, et lui dit : " Seigneur, il
n'est pas décent que le chef des eunuques
du Calife, notre Souverain, se tienne ainsi
debout ; daignez reposer votre gentille per-
sonne sur ce sopha, qui se rompra de dé-
pit s'il n'a pas l'honneur de vous recevoir."
Charmé de ces accens flatteurs, Bababa-
louk répondit galamment; ^^ Délices de
mes prunelles, j'accepte la proposition qui
découle de vos lèvres sucrées ; et à dire
vrai, mes sens sont afToiblis par l'admira-
( 97 )
tioû que Hi'a causé la splendeur rayonnante
de vos charmes/' Reposez-Vous donc, re-
prit la belle, en le plaçant sur le prétendu
sopha. Tout-à*coup, la machine partit
comme un éclair. Toutes les femmes
voyant alors de quoi il s'agissoit, sortirent
nues du bain, et se mirent follement à don-
ner le branle a l'escarpolette. Dans peu
elle parcourut tout l'espace d'un dôme fort
élevé, et faisoit perdre la respiration à
l'infortuné Bababalouk. Quelquefois il
rasoit l'eau, et quelquefois il alloit donner
du nez contre les vitrés ; en vain, il remplis»-
soit l'air de ses cris avec une voix qui res^
sembloit au son d'un pot cassé, les éclats
de rire ne permettoient pas de les entendre.
Nouronibar, ivre de jeunesse et de
gaieté, étoit bien accoutumée aux eunu-
ques des harems ordinaires ; mais elle n'en
avoit jamais vu d'aussi dégoûtant ni d'aussi
royal : aussi se divertissoit-ellè plus que
toutes les autres. Enfin, elle se mit à
parodier des vers Persans, et chanta:
"Douce et blanche cOlombe qui voles dan»
H
{ 95 )
les airs, donne quelque œillade à ta fidèle
compagne. Gazouillant rossignol, je suii
la rose ; chante-moi donc quelques coup-
plets agréables.".
Les sultanes et les esclaves, animées
par ces plaisanteries, firent tant jouel* l'es-
carpolette que la corde cassa, et qUè
le pauvre Babàbalouk tomba comme tinè
tortue au milieu du bain. Il se fit un cri
général ; douze petites portes qu'on n'ap*
percevoit pas s'ouvrirent, et Ton s'échappa
bien vite après lui avoir jette tous les linges
sur la tête, et avoir éteint les lumières.
Le déplorable animal dans l'eau jus^
qu'au col et dans l'obscurité, ne pouvoit
se débarrasser du fatras qu'on lui avoit
jette, et entendoit,- à sa grande douleur,
<les éclats de rire de tous côtés. C'étoit
en vain qu'il se débattoit pour sortir du
bain; le bord tout imbibé de l'huile qui
avoit coulé des lampes cassées, le faisoit
glisser et retomber avec un bruit sourd
qui résonnoit dans le dame. A chaque
chute, les maudits éclats de rire redeù-
< 99 )
Uoieiit. Croyant ce Ueu hsdbité par des
démons plutôt que par des femmes^ il prif
le parti de ne plus tâtouner, et de rester
tristement dans le bain. Son humeur s'ex*
beda eu soliloques remplis d^imprécations»
daùt ses malicieuses voisines, nonchalam*
meut couchées ensemble, ne perdoient pas
^u ioot. he matin le surprit dans ce be)
état ; on le tira enfin de dessous le mon*
ceau de linge à demi étouffé, et trempé
jmrqu'aux os« Le Calife l'avoit fait cher-
cher par^tout, et il se présenta devant son
itaaitre en boitant et en claquant des deots^
Vathek s'écria en le voyant dans cet état :
<îu'as-tu donc ? Qui est-ce qui t'a mis k
la marinade ? Et vous-même, qui vous a
ùÀt entrer dans ce maudit gîte, demanda
Bababalouk à son tour? Est-ce qu'un
Monarque, tel que vous, doit venir se
fourrer avec son harem, chez un barbon
d'Emir qui ne sait pas vivre ? Les grar
cieuses demoiselles qu'il tient ici! Ima-
ginez-vouz qu'elles m'ont trempé comme
une croûte de pain, et m*ont fait danser
H 2
( 100 )
tonte la nnit sur leur maudite escafpô'
lette comme un saltimbanque. Voilà unr
bel exemple pour vos sultanes, à qui
j'avois inspiré tant de bienséance î
Vathek, ne comprenant rien à te dis*
cours, se fit expliquer toute rhistoire:
Mais au lieu de plaindre le pauvre* hère,-
il se mit à rire de toute sa force, deia
figure qu'il devoit faire sur Fesearpolette.
Bababaloiik en fut outré, et peu s'en fal-
lût qu'il ne perdît tout respect. Rier,
riez, Seigneur, disoit-il ; je voudrois que
cette Nouronihar vous jouât aussi quel-
que tour ; elle est assez méchante pour
ne pas vous épargner vous-même. Ces
mots ne firent pas d'abord une grande im-
pression sur le Calife ; mais il s'en ressou-
vint dans la suite.
Au milieu de cette conversation arriva
Fakreddin, pour inviter Vathek à des i.
prières solemnelles. et aux ablutions qui
«e fai soient dans nnfe vaste prairie, arrosée
par une infinité de ruisseaux. Le Calife
trouva l'eau fraîche, mais les prières en-
( 101 )
iiuyèusies à la mort. Il se 4iver(i88Ctit
pourtaoit de la inultitade de caleaders, de^
santons et de derviches, qui alloient et
venoient dans ]a prairie. Les bramanes,
les faq^irs et autres cagots venus des gran-
des Indes, et qui en voyageant s*étoient
«'rjêtés . chez FËmir, Tamusoient sur-tout
beaucoup. Ils avoient tous quelque mo-
merie favorite : les uns trainoient une
grande chaîne ; les autres un ourang-ou-
tang ; d'autres étoient armés de disci-
plines ; tou^.réussissoient à n^erveille dans
leurs différens exercices. On en vpjpoit,
qui grimpoient sur les arbres, tenoient ur.
pied en Tair, se balançoient sur un petit;
feu, et se donnoient des nazardes san:^
pitié. Il y en avoit aussi qui chérissoient
la vermine, et celle-ci ne répondoit pas
mal À leurs caresses. Ces cagots ambu»
lans soutevoient le cœur des derviches, 4es
calenders et des santons. On les avoit.
rassemblés, dans l'^poir que la présence .
du Calife les guériroit de leur folie, et les
convertiroit a la foi musulmane: mais
( lOi )
bêlas! <m se trompa beaucoup* An fied
de les prêcher» Yathek }es traita comme
des bcmflbns, leur dit de faire ses ccmpli-
mens a Visiioa et à Ixhora, et se prit de
fantaisie pour nn g;ros rieillard de llcAe
de Serendib, qui étoit le pins ridicnle de
tous. Ah ^à, Ini dit-il, pOBr rameur de tes
Dieux, fais quelque gambade qui m'amuse.
Le vieillard offensé se mit à pleurer ; et
comme il étoit un vilaio pleureur, Yathek
lui tourna le des. Bababalouk, qui sui-
▼oit le Calife avec un parasol, Ini dit alors:
que votre Majesté prenne garde à cette
canaille. Quelle diable d*idée de la ras-
sembler ici ! Faut-il qu'un grand Monar*
que soit régalé d'un tel spectacle, avec
des intermèdes de talapoins phis galeux
que des chiens ? Si j'étoîs vous^ j'ordon*
nerois un grand feu, et je purgêrois la
terfe de TËmir, de son harem et de toute
sa ménagerie. Tais4oi, répondit Yathek.
Tout ceci m'amuse infiniment, et je ne
quitterai pas la prairie que je n'aie visité
tous les animaux qui l'habitent.
( lOS )
A mesure que le Calife lalloit en ayant,
«m lui présentoit toutes sortes d'objets
pitoyables ; des ayeugJes, des demi*ayeu*<
gles, des messieurs sans nez, des dames sans
oreilles^et le tout pour releyer la grande cha-
rité de Fakreddin qui, ayecses barbons, dis-
tribuoit à la ronde les cataplasmes et léê
^plâtres. A midi, il se fit une superbe^
«itrée d'estropiés, et bientôt cm yit dans
la plaine les plus jolies sociétés dinfirmes.
Les aveugles, en tâtonnant, alloient ayec
les aveugles ; les boiteux elochoient ensem-
ble, et les manchots gesticuloient du seul
bras qui leur restoit. ' Aux bords d'une
grande chute d'eau sq trouvoient les
% sourds ; ceux de Pégu ayoient les oreilles
les plus belles et les plus laides, et jouis-
soient de l'^^grément d'entendre encore
moins que tes autres. Ce lieu étoit aussi
le rendez-vous des superfluités en tout
genre, comme des goître^, des bosses, ' et
même des cornes, dont plusieurs avoient
un poli admirable.
L'£mir voulut rendre la fête splemnelle»
et faire tous les honneurs possibles à son
( 104 ).
illustre convive ; en conséquence, il fit
étendre sur le gazon une multitude de
peaux et de nappes. On servit des pilaûs
de toutes les couleurs, et autres mets or^
thodoxes pour les bons musulmans. Ya-
thek, qui étoit honteusement tolérant;
avoit eu le sdin d'ordotiner des petits plats
d'abomination qui scandalisoient le»
fidèles. Bientôt, toute la sainte assemblée
se mit à manger de son mieux. Le Càlifé
eut envie d'en faire autant; et malgré toutes
les remontrances du chef des eunuques,
il voulut dîner sur le lieu même. Aussi-
tôt TEmir fit dresser une table à l'ombre
des saules. Au premier service on donna
du poisson tiré d'une rivière qui couloit
sur un sable doré au pied d une colline
fort haute. On rôtissoit ce poisson à me-
sure qu'on le prenoit, et on Tàssaisonnoit
ensuite avec des fines herbes du mont Sina;
car chez l'Ëmir tout étoit aussi pieux
qu'excellent.
On étoit aux entremets du festin, quand
tout-à-coup un son mélodieux de luths que
j
( 1D3 y
répétoient Tes échos, se fit entendre sur là
colline. Le Calife, saisi d'êtonnement et
de plaisir, leva la tèie^ et il lui tomba sur
le visage un bouquet de jasmin. Mille
éclats de rire succédèrent à cette petite
niche, et à travers les buissons où apper-
çut les formes élégantes de plusieurs
jeunes filles qui sautillbient comme des
chevreuils. L'odeur de leurs chevelures
parfumées parvint jusqu'à Vathek; il sus-
pendit son repas, et comme enchanté il dit
à Bababàlouk : les Périse^ sont-elles des-*
cendues de leurs sphères? Vois-tu celle
dont la taille est si déliée, qui court avec
tant d'intrépidité sur les bords des pré-
cipices, et qui en tournant la tête, semble
ne faire attention qu'aux gracieux replis
de sa robe ? Avec quelle jolie petite im-
patience elle dispute son voile aux buis-
sons! Seroit-ce elle qui m'a jette les
jasmins? Oh! c'est bien elle, répondit
Bababalouk, et elle seroit fille à vous
jetter vous-même du rocher en bas ; je la
reconnois : c'est ma bonne amie Nouroni-
( 106 )
har, qui m'a 'si poliment prêté son escaii^
polette. Allons» mon cher seigneur et
maître, coniinuartril, en rompant une
branche de saule, permettei^-moi de l'aller
fustiger pour vous aroir manqué de res*
pec|:. L'Emir ne sauroit s'en plaindre;
car, sauf ce que je dois à sa piétés il a
grand tort de tenir un troupeau de demoi*
selles sur les montagnes ; l'air, vif donne
trop d'activité aux pensées.
Paix, blasphémateur^ dit le Calife ; ne
parle pas ainsi de celle qui entraine mon
cœur sur ces montagnes. Fais plutôt que
mes yeux se fixent sur les siens, et que je
puisse respirer sa douce haleine. Avec
quelle grâce et quelle légèreté elle court
palpitant dans ces lieux champêtres!
En disant ces roots, Yathek étendit ses
bras vers la colline, et levant les yeux
avec une agitation qu'il n'avoit jamais
sentie, il cherchoit à ne pas perdre de
vue celle qui l'avoit déjà captivé. Mais
sa course étoit aussi difficile à suivre
que le vol d'un de ces beaux papillons
i
( 107 )
aznrés ^de Cachemire, si rares et si se»
Bdillans.
Vathek, non contentde yoir Noaronihar,
Tonloit aussi Tentendre, et prètoit avide-*
ment l'oreille pour distinguer ses accens.
Enfin il entendit qu'elle disoit à une de ses^
compagnes» en chuchotant derrière le
petit buisson d'où elle avoit jette le bou-f
qnet ; il iaut avouer qu^un Calife est une
belle chose à voir : mais mon petit Gulr
ehenrouE est bien plus aimable ; une tresse
de sa douce chev^^lure vaut mieux que
toute la riche broderie des Indes ; j'aime
mieux que ses dents me serrent maUcieuse-
ment le doigt que la plus belle bague du
trésor impérial. Où l'as-tu laissé, Sutle*
même? Pourquoi n'est-îl pas ici ?
Le Calife inquiet auroit bien voulu en
entendre davantage; mais elle s'éloigna
avec toutes ses esclaves. L'amoureux Mo*
narque la suivit des yeux jusqu'à ce qu'il
l'eût perdue de vue, et d^neura tel qu'un
voyageur égaré pendant la nuit, à qui' les
nuages dérobent la constellation qui le
( 108 )
dirige. Un rideau de ténèbres sembloit
s'être abaissé devant lui ; tout lui parois-
soit décoloré, tout avoit pour lui changé
de face. Le bruit du ruisseau portoit la
mélancolie dans son ame, et ses larmes
tomboient sur les jasmins quil avoit re-
cueillis dans son sein brûlant. Il ramassa
même quelques cailloux pour se réssoch
venir de l'endroit où il avoit senti les pife-
miers élans d'une passion, qui jusqu'alKM*»
lui avoit été inconnue. Mille fois il avait
tâché de s'en éloigner, tnais c'étoiten vain.
Une douce langueur absorboit son ame.
'Etendu au bord du ruisseau, il ne
cessoit de tourner ses regards vers la cime
bleuâtre de la montagne. Que me caches-f
tu, rocher impitoyable ! s'écrioit-il : qu'est-
elle devenue ? Qu'est-ce qui se passe dans
tes solitudes ? Ciel ! peut-être en ce mo-
ment elle erre dans tes grottes avec son
heureux Gulchenrouz !
Cependant lé serein commençoit à tom-
ber. L'Emir, inquiet pour la santé du
Calife, fit avancer la litière impériale ; Va-
( 109 )
thek s^y laissa porter sans s'en apperceroir,
et fut ramené dans le superbe salion où il
avoit été reçu la veille.
Mais laissons le Calife livré à sa nouvelle
passion, et suivons sur les rochers Nou^
ronibar, qui avoit enfin rejoint son cher
petit Gulcbenrouz. Ce Gulchenrouz étoit
le seul enfant d'Ali Hassan^ frère de TEmir»
et la créature de l'univers la plus délicate,
la plus amiable. Depuis dix ans sou père
étoit parti pour voyager sur des mers in-
connues, et Tavoit confié aux soins de Fak*-
reddin. Gulchenrouz savoit écrire en
différens caractères avec une précision
merveilleuse, et peignoit sur le vélin les
{>lus jolis arabesques du monde. Sa voix
étoit douce, et il l'accordoit avec le luth de
la manière la plus attendrissante. Quand
il chantoit les amours de Metgnoun et de
Leilah, ou de quelqu'aiitres amans infor-
tunés de ces siècles antiques, les larmes
baignoient les yeux de ses auditeurs. Ses
vers (car comme Meignoun il étoit poëte)
inspiroient une langueur et une mollesse
( no )
bien dangereuses pour let$ femmes* Touték
i'aimoîent à la folie ; et quoiqu'il eût trdze
ans, on n'avoit pas encore pu Tarràcber du
harem. Sa dianz^é étoit légère comtne ce
duvet que font voltiger dans Fair les zé*
pfairs du priiitems. Mâi9 ses bras qui
B^entrelaçoient si gracieusement arec ceux
des jeunes filles, lorsqu'il dansoit, ne poiH
Toient pas lancer les dards à la chasse, ni
dompter les chevaux fougueux que son
oncle nourrissoit dans ses pâturages. Il
tiroit poiirtant de Tare d'une main sûre, et
il auroit devancé tous les jeun:es gen« à la
course, si on àvoit osé rompre les liens
de soie qui rattachaient à PTouroinhar*
Les deux frères avoient mutuellement
eogagé leurs enÊtns 1 un à l'autre, et Nou-
ronihar aimoit son cousin encore plus que
ses propres yeux, tout beaux qu'ils étoient
Ils avoient tous deux les mêmes goûts et
les mêmes occupations, lés mêmes regards
longs et languissans, la même chevelure,
la même blancheur; et quand Gulchen-
rouz se paroit des robes de sa cousine, il
( 111 )
4»embloît être plus femme qu^elle. Si par
liasard il sortait un moment du harem
pour aller che2 Fakreddio, c'étoit avec la
timidité du faon qui s^est séparé de la
biche. Avec tout cela il avoit assez d'es-
pièglerie pour ise moquer des barbons so-
iemnels; aussi le tauçoieat-ils queiquo-
fois saos pitié. Alors, il se plongeoit avec
transport dans Fintérieur du harem, tiroit
toutes les portières sur lui, et.se réfugioit
^n sanglotant dans les bras de Nouronihar.
£lle aiittoit ses fautes plus qu^on n^a jamais
aimé les vertus.
Nouronihar, après avoir laissé le Calife
dans la prairie, courut avec Gulcbenrouz
fiur les montagnes tapissées de gazon, qui
protégeoient la vallée où Fakreddin faisoit
43a résidence. Le soleil quittoit l'horison ;
4et ces jeunes gens, dont Timagination étoit
vive et exaltée, crurent voir dau« les beaux
nuages du couchant les dômes diefihaddu-
l^ian et d'Ambreabad où les Péris font leur
demeuré. Nouronihar s'êtoit assise - sur
le penchant de la colline, et tenoit la tète
( 112 )
parfumée de Gulchenronz sur ses genoujr*.
Mais l'arrivée imprévue du Calife, et
l'éclat qui Tenvironnoit avmeut déjà trou-
blé son auie ardeute^ Entraînée par sa
Tànité, elle n'avoit pu s'empêcher de se
faire remarqer de ce prince* Elle avoit
bien vu qu'il ramassoit les jasnsiins qu'elle
lui avoit jettes, et son amour-propre ed
étoit âatté. Aussi, fut-elle toute troublée*,
lorsque Gulchenrouz s'avisa de loi deman^
der ce qu'étoit devenu le bouquet qu'il lui
avoit cueilli. Pour toute réponse, elle le
baisa au front, et s'étant levée à la hâte, elle
se promena à grands pas dans une agitation
et une inquiétude qu'on ne sauroit décrire.
Cependant la nuit avançoit: l'or pur du
soleil couchant avoit fait place à un roug^
sanguin; des couleurs comme celles d'une
fournaise ardente, donnoient sur les joues
enflammées de Nouronihar. Le pauvre
petit Gulchenrouz s'en apperçut. Il très-
sailloit jusqu'au fond de son ame de ce
que son amiable cousine étoit si agitée;
Retirons-nous, lui dit*il d une voix timide^
( 113 )
il y a quelque chose de funeste, daos le$. .
icieux. Ces tamarins tremblent plus qu'à
rprdinaire, et ce vent me glace le cœun ^
Allons, retirons-nous: cette soirée est biea
lugubre^ £n disant ces mots, il avoit
pris Nouronihar par la main, et Tentrainoil
de toutes ses forcés. Celle-ci le suivoit
sans savoir ce qu'elle faisoit. Mille idées
étranges rouloient dans son esprit £1^
passa un grand rond de chev]:e-feuillQ
quelle aimoit beaucoup, sans y faire au-^ ,
cuue attention ; Gulchenrouz seul,, quoi^
4}u'il courût comme si une bête sauvage
«ût été à ses troui^ses, ne put s^empéchei^
d'"en arracher quelques tiges. ,
Les jeunes filles les yoyant venir si vitei
crurent que, selon leur coutume, ils vou*
loient danser. Aussi-tôt elles/ s^assemT
blèrent en cercle et se prirent par la main;
mais Gulchenrouz, hors d'haleine, se laissa
aller sur la mousse. Alors, la consterna*
tion se répandit parmi cette troupe folâtre^
Nouronihar, presque hors d'elle-mêrtie, et
aussi fatiguée du tumulte de ses pensées^
s
^,
( 114 j
que de la course qu'elle vencrrt de feire, se
jetta sur lui. Elle prit ses petites mains
glacées, les réchauffa dans son sein, et
frotta ses tempes d'une pommade odorifé-
rante. Enfin, il revint à lui, et s'envelop-
pant la tête dans la robe de Nôuronihar,
la supplia de^ ne pas retourner encore au
harem. Il craignoit d'être grondé par
Shaban, son gouverneur, vieil eunuque
ridé et qui n'étort pas des plus doux. Ce
gardien rébarbatif auroit trouvé mauvais
qu'il eût dérangé la promenade accou*^
tumée de Nouronihar. Toute la bande
49'assit donc en rond sur la pelouse, et on
commença mille jeux enfantins. Les eu*
nuques se placèrent à quelque distance, et
s'entretinrent ensemble. Tout le monde
étoit joyeux, Nouronihar resta pensive et
abattue. Sa nourrice s'en apperçut, et se
mit à faire des contes plaisans, auxquels
Gulchenrouz, qui avoit déjà oublié toutes
ses inquiétudes, pYenoit grand plaisir. Il
rioit, il battoit des mains, et faisoit cent
petites niches a toute la compagnie, même
( 115 )
aux eunuques^ qu'il vouloit absolument
ûàfe courir après lui, en dépit de leur âgé
et de leur décrépitude.
Sur ces entrefaites, la lune se leva ; Id
soireé étoit délicieuse, et on se trouva si
bien, qu'on résolut de souper au grand
air. Un des eunuques courut chercher
des melons; les autres firent pleuvoir des
aeaandes fraîches en secouant les arbres
qui ombrageoient Taimable bande. Sutle^
même, qui excelloit à faire des salades»
remplit des grandes jattes de porcelaine
d'herbes les pins délicates, d'œufs de pe-
tits oiseaux, de lait caillé, de jus de citron
et de tranches de concombres, et en servit
à la ronde, avec une grande cuiller de
Cocknos. Mais Gulcbenrouz, niché, à
son ordinaire, dans le sein de Nouronihar»
fermoit ses petites lèvres vermeilles lorsque
Sutlemémé lui présentoit quelque chose. Il
ne vouloit rien recevoir que de le main de sa
cousine, et s'attachoit à sa bouche comme
4
une abeille qui s'enivre du suc dfis fleurs.
Pendant l'allégresse, qui étoit générale,
I 2
i^^^
{ 116 )
on vit une lumière bvlv la cime de la plus
haute montagne. Cette lumière répandoit
une clarté douce, et on l'auroit prise pour
le lever de la lutie en son plein, si cet
astre n'eût pas été sur rhorison. Ce spec*
tacle causa ime émotion générale; on
s'épuisoit en conjectures. Ce ne pouvoit
pas être YeSét d'un embrasement, car la
lumière étoit claire et bleuâtre. Jamais
on n'avoit vu de météore d^une teinte pa-
reille, ni de cette grandeur. Un moment
cette étrange clarté devenoit pâle ; un iur
stant après, elle se ranimoit. D'abord, on
la crut fixée sur le pic du rocher ; tout-à-
coup, elle le quitta et étincela dans 4in
bois touffu de palmiers ; de là, se portant
le long des torrens, elle s'arrêta enfin a
l'entrée d'un vallon étroit et ténébreux.
Gulchenrouz, dont le cœur frissonnoit à
tout ce qui étoit imprévu ej: extraordi-
naire, trembloit de peur. Il tiroit Nou-
ronihar par sa robe, et la supplioit de re-
tourner au harem. Les femmes en firent
de même ; mais la curiosité de la fille de
( 117 )
rEmîr étoit trop forte, elle remporta. A
tout hasard, elle voulut courir après le
phénomène.
Fendant qu'on disputoit ainsi, il partit
de la lumière un trait dé feu si éblouissant,
que tout le monde se sauva en jettant de
grands cris. Nouronihar fit aussi quel-
ques pas en arrière; bientôt elle s^àrréta,'
et s'avança du côté du phénomène. Le
globe s'étoit fixé dans le vallon, et y brû-
loit dans un majestueux silence. Nou-
ronihar croisant alors les mains sur sa
poitrine, hésita quelques momens. La
peur de Gulchenrouz, la solitude pro-
fonde où elle se trouvoit pour la pre-
mière fois de sa vie, le calme imposant de
la nuit; tout concouroit à l'épouvanter.
Plus de mille fois elle fut sur le point de
s'en retourner; mais le globe lumineux s0
retrouvoit toujours devant elle. Poussée
par une impulsion irrésistible, elle s'en
-approcha au travers des ronces et des
épines, et malgré tous les obstacles qui
dévoient naturellement arrêter ses pas.
( 118 )
Lorsqu'elle fut à l'entrée du yâllon,
d'épaisses ténèbres Tenvironnèrent tout'^àr
coup, et elle n'apperçut plus qu'une foible
étincelle, qui étoit fort éloignée. Le
bruit des chûtes d'eau, le froissement deis
branches de palmier, et les cris funèbres
et interrompus des oiseaux qui habitoient
les troncs d'arbres ; tout portoit la terreur
dans son ame. A chaque instant, elle
croyoit fouler ^x pieds quelque reptile
venimeux. Les histoires qu'on lui aypit
contées des Dives malins et des sombres
Goules, lui revinrent dan» l'esprit. Elle
s'arrêta pour la seconde fois ; mais sa cu-
riosité l'emporta encore, et elle prit cour
rageusement un sentier tortueux qui con-
duisoit yers l'étincelle. Jusqu'alors elle
avoit su où elle étoit ; elle ne se fut pas
plutôt .engagée dans le sentie qu'elle se
perdit Hj|la« ! disoit-elle, que ne suis-je
encore dans ces appartemens sûrs^ et si
bien illuminés, où mes «oirées ^s'écouloieàl
avec Gulchenrouz ! Cher enfant; comme
tu palpiterois si tu errois comme moi dans
< 119 )
ces profondes solitudes ! Ed parlant ainsi,
elle avança toujours. Soudain, des de-
grés pratiqués dans le roc, se présentè-
rent à fies yeux ; la lumière augmentoit et
paroissoit sur sa tête au plus haut de la
montagne. Elle monta audacieusement
les degrés. Lorsqu'elle fut parvenue à
^ne certaine hauteur, la lumière lui parut
sortir d'une espèce d'antre; des sons
plaintifs et mélodieux s'y faisoient enten^
dre : c'étoit comme des voix qui formoient
une sorte àe chant, sembable aux hymnes
qu'on chante sur les tombeaux. Un bruit,
comme celui qu'on fait en remplissant des
bains, frappa en même tems ses oreilles.
Elle découvrît de grands cierges flam-
boysmsj plantés çà et là, dans les cre-
vasses du rocher. Cet appareil la glaça
d'épouvante: cependant elle continua de
monter; Todeur subtile et violente qu'ex-
haloient ces cierge^ la ranima, et elle ar-
riva à l'entrée de la grotte.
Dans cette espèce d'extase, elle jetta
les yeux dans Tiotérieur, et vit une grande
< 120 )
•
cuve d'or, remplie d'une eau dont la suare
vapeur distilloit sur son YÎsage une pluie
d'essence de roses. Une douce sym-
jphènie résonnoit dans la caverne-; sur
les bords de la cuve, se trouvoient dei^
hàbillemens royaux, des diadèmes et
des plumes de héron, toutes étincelàntes
d^escarboucles. Pendant qu'elle admirôit
cette magnificence, la miisiquë cessa, et
lihe voix se fit entendre, disant: pour quel
Monarque à-t-on allumé ces cierges, pré-
paré ce bain et ces habilïemens qui ne
conviennent qu'aux Souverains, non-seule-
ment de la terre, mais même des puis-
sances^ talismaniques? — c'est pour la chiar
mante fille de l'Emir Fakreddin, répondit
une seconde voijé. — Quoi ! repartit la pre-
mière, pour cette folâtre qui consume son
tems avec un enfant volage, noyé dans la
molleisse, et qui ne sera jamais qu'un mari
pitoyable ! — Que me dis-tu ! reprit Tautre
voix; pourroit-elle s amuser à de telles
niaiseries, quand le Calife brûle d'amour
pour elle, le Souverain du monde, celui
( 121 )
qui doit jouir des trésoris des Sultans
préadamites^ un Prince qui a six pieds de
haut, et dont l'œil pénètre jusqu'à la
moelle des jeunes filles? Non, elle ne
sanîoit rejetter une passion qui la comble
de gloire, et elle méprisera son joujou en-
fantin ; alors, toutes les richesses qui sont
en ce lieu, ainsi que l'escarboucle de
Giamchid, lui appartiendront. — Je crois
que tu as raison, dit la première voix, et
je vais à Istakhar, préparer le palais du
feu sotiterrein pour recevoir les deux
époux.
Les voix cessèrent, les flambeaux s'é-
teignirent, l'obscurité la plus épaisse suc-
céda à la rayonnante clarté, et Nouroni-
har se trouva étendue sur un sOpha, dans
le harem de son père. Elle frapjpa des
mains, et aussi-tôt accoururent Gulphen-
rouz et ses femmes, qui se désespéroient
de l'avoir perdue, et avoient envoyé les
eunuques pour la chercher par-tout. Sha-
ban parut aussi, et la gronda d'impor-
tance. Petite impertinente, disoit-il, ou
( 122 )
irons avez de fausses clefs, ou vous êtes
aimée de quelque Oinn» qui vous donne
des passe-par-touts. Je Tais voir quelle
est votre puissance; entrez ylte dans la
chambre aux deux lucarnes, et ne cotnptez
pas que Gulcbenrouz vous y accom-
pagne : allons, marchez, Madame, je vais
vous y enfermer à double tour, A ces
menaces, Nouronibar leva sa tête altière^
.et ouvrit sur Sbaban ses yeux noirs, beau-
coup agrandie depuis le dialogue de la
grotte merveilleuse ; va, lui dit-elle, parle
ainsi à des esclaves ; mais respecte celle
jq,ui est née pour donner des loix, et sou-
mettre tout à. son empire.
Elle alloit continuer sur le même
ton, quand on entendit crier : voici le
X^alife! voici leCaife^ Aussi-tôt toutes
les portières furent tirées, les esclaves
«e prosternèrent en doubles rangs, et
Je pauvre petit Gulcbenrouz se cacha
sous une estrade. D'abord^ on vit pa-
roître une file d eunuques noirs, traînant
:;aprè« ^eux de longues robes de mousseline
r
< 123 :)
brochée d'or ; ils tenoient dans leurs mains
des cassolettes, qui répandoient un doux
parfum de bois d'aloës. Ensuite marchoit
gravement Bababalouk, qui netoit pas
trop content de la visite, et branloit la tête^
Yathek, habillé magnifiquement, le sui-|
voiit de près. 8a démarche étoit noble et
aisée; on auroit admiré sa bonne mine^
4]uand même il n'eût pas été le Souverain
du monde. Il s'approcha de Nouronihar^
et lorsqu'il eut fixé «es yeux rayonnanSir
qu'il avoit seulement entrevus, il fut tout
hors de lui. Nouronihar s'en apperçut,
^t elle les baissa aussi-tôt ; mais son
trouble augmeutoit sa beauté, etenâam*
moit davantage le cœur de Vathek.
, Bababalouk, connoisseur en pareilles
affaires, vit qu'à mauvais jeu il falloit
faire bonne mine, et fit signe à tout le
monde de «e retirer. Il parcourut tous
•les coins de la salle pour voir si personne
ne s'y étoit cachée et il vit des pieds qui
^ortoient du bas de r.ei»trade. Bababalouk
les tira à lui sans cérémonie, et voyant
( 124 )
que c'étoieut ceux de Gulchenrouz, il le
mit sur ses épaules, et l'emporta en lui
faisant mille odieuses caresses. Le petit
criôit et se' débattoit, ses joues devinrent
rouges comme la fleur de grenade, et ses
yeux humides étinceloient de dépit. Dans
son désespoir, il jetta un regard si signifia
catif à Nouronihar, que le Calife s'en ajK
perçut, et dit : seroit-ce là votre Gulch^^
rouz ? Souverain du iqonde, répondit-elle,
épar^ez mon cousin, dont l'innocence et
la douceur ne méritent pas Totre colère.
Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant ;
il est en bonnes mains; Bababalouk aime
les enfans, et n'est jamais sans dragées m
confitures. La fille de Fakreddin, toute
confondue, laissa eniporter Gulchenrogz,
sans dire une parole. Cependant le
mouvement du sein de Nouronihar dé-
couvroit l'agitation de son cœur. Vathek
en étoit transporté, et se livroît à tout lé
délire de la plus vive passion ; on ne lui
opposoit plus qu'une foible résistance,
lorsque l'Emir entrant subitement, se jetta
( 126 )
aux pieds du Calife, le front contre terre.
Commandeur des Croyans, lui dit4I, ne
vous abaissez, pas jusqu'à votre esclave.
Non, Emir, repartit Vathek, je l'élève
plutôt jiusqu^à moi. Je la déclare mon
•épouse, et la gloire de votre fisLknilles'éteo-
<ira de génération- en génération. Héks!
Seigneur, répondit Fakreddin en s'arra-
chant quelque poils de la barbe, abrégez
les jours de votre fidèle serviteur, avant
qu'il manque à sa parole. Nouronihar est
solemnellement promise à Gulchenrouz, le
fils de mon frère Ali Hassan; leurs cœuris
«ont unis; la foi est réciproquement
donnée : on ne sauroit violer des engage-
mens aussi sacrés. Quoi! répliqua brusque-
ment le Calife, tu veux livrer cette beauté
divine à un mari encore plus femitie
qu'elle! Tu crois que je laisserai flétrir
ses charmes sous des mains si lâches ^
si foiblesl non, c'est dans mes bras
qu'elle doit passer sa vie; tel est mon
plaisir ! Retire toi, et ne trouble pas cette
cuit, que je consacre au culte de ses at-
( 126 )
traits* L'Emir outré tira alors son sabre;
le présenta à Yathek, et tendant son col, il
lui dit d'un ton ferme : Seigneur, frappez
votre hôte infortuné ; il a trop vécu puis^
qu^il a le malheur de voir que lé Vicaire
du Prophète viole les saintes lôix de Fhoso
pitalité« Nouronihar, qui etoit restée in^
terdite pendant toute cette scène, ne put
soutenir davantage le combat des diverses
passions qui bouleversoient son ame. Elle
tomba en défaillance, et Vathek, aussi
effrayé pour sa vie, que furieux de trouver
de la résistance, dit à Fakreddin: secourez
votre fille ! et il se retira en lui lançant
son terrible regard. — Le malheureux Emir
tomba sur le champ à la renverse, baigné
d'une sueur mortelle.
Gulchenrouz, de son côté, s'étoit échappé
des mains de Bababalouk, et revenoit en
ce moment, lorsqu'il vit Fakreddin et sa
fille étendus par terre. Il cria au secours;
tant qu'il put. Ce pauvre enfant tâchoit
de ranimer Nouronihar par ses caresses*.
Pâle et haletant, il ne cessoit de baiser la
( 127 )
Ixmche de son amante. Enfin, la douce
chaleur de ses lèvres la fit revenir, et
bientôt elle reprit tous ses sens.
Lorsque Fakraddin fut remise de l'œil-
tade du Calife, il se mit sur son séant, et
regardant autour de lui .pour voir si ce
dangereux prince étoit sorti, il fit appeller
Shaban et Sutlemémé, et, les tirant à part,
il leur dit : mes amis, aux grands maux,,
il faut des remèdes violens. Le Calife porte
l'horreur et la désolation dans ma famille ;,
je ne saurois résister à sa puissance ; un
autre de ses regards me mettroit au tom*-
beaa . Qu'on me donne de cette poudre as-
soupissante q'un Derviche m'apporta de
l'Arracan; j'en ferai prendre à ces deux en>-
fans une dose dont l'effet dure trois jours.
Le Calife les croira morts. Alors, feignant
de les enterrer, nous les porterons dans la
caverne de la vénérable Meimouné, à l'en-
trée du grand désert de sable,, près de la
cabane de me» nains ; et quand tout le
monde sera retiré, vous, Shaban, avec
quatre eunuques choisis, vous les transe*
( 128 )
porterez près du lac où vous aurez fait
porter des provisions pour un mois. Uu
jour pour là surprise, cinq pour les pleurs,
«inè quinzaine pour les réflexions, et le
reste pour se préparer à se remettre en
marche; voilà, selon mon calcul, tout le
tems que Vathek prendra, et j'en serai
quitte.
L'idée est bonne, dit Sutlemémé ; il en
faut tirer tout le parti possible^ Nou-
^onihar me paroît avoir du goût pour le
dalife. Soyez sûr qu'aussi long-tems
qu'elle le saura ici, malgré tout son at-
tachement pour Gulchenrouz, nous ne
pourrons pas la faire tenir dans ces mon-
4;agnes« Persuadons-lui qu'elle est réel-
lement morte, ainsi que Gulchenrouz, et
que tous deux ont été transportés dans
ces rochers, pour y expier les petites
fautes que l'amour leur a fait commettre*
Nous leur dirons que nous nous som-
mes tués de désespoir, et vos petits nains,
qu'ils n'ont jamais vus, leur paroitront des
personnages extraordinaires. Les ser-
( 129 )
jmnB qvCih le^r feront prodairobt uil
grftiMl ^ffet mr WMy et je gage que tcmt se
passera le mieux du monde. J'approuTe
ton idéç, dit Fdîkr^dtQ ; mettoas la main
^ rceuyre,
Auwi-tôt, m allft ebepcher 1^ poudre |
{H|i|ai)ujt dftB« du Honhetf et T^ouronir
^ftr et (iuIqh€«rouz, sane se doiiter àtà
riao, ftvçd[èi»0Bt Ha uiélange, Uqe heure
ftprès, }\9 s0i)tireat des fingoissea et det
palpitatioB€f 4e copir* Un engourdisse^
pieut universel â*empaFai d'euif. Ils ne
levèrent, ^t montant l'estrade atec peine;
Ils s^éteiidireiit sur le stoppa, {léfcbaRfifoi
moi, ma ebèi?e Noiironihftr^ di^oit G»U
eb^^rouz, eu la tenant étvoitemetit em-;
brisée; mets ta main sur mon oœur : IL
est de glace. Ah ! tu es ^us&[i ffoide que.,
moi. l<e C^Hf^ pous auroitnl tué tQUB^
les deux aveq. son terrible regard? Je
meurs, repftrtit Nouronibar d'uue yoix
éteinte, serre-moi; que du moins j'exhale
mon. ame svr tes lèyres. Le tendre Gul-
^'.""^ouz poussa UD profood soupir» leilrst
( 130 )
bms tombèrent et ils n'en dirent pas da*
Taotage; tous le» deux restèrent comme
morts.
Alors, de grands cris retentirent dans
le harem. Shaban et Sutlemèmé jouèrent
les désespérés avec beaucoup d'adresse.
Xi'Emir, fâché d'en venir à ces extrémités^
iaisoit pour la première fois l'épreuve de
la poudre^ et n'àvoit pas besoin de contre-
feire l'affligé. On avoit éteint les lumières,
à l'exception de deujc lampes qui jettoient
Tine triste hieur sur le visage de ces belles
fleurs, qu'on croyoit fanées dans le prin-
tems de leur vie; et les esclaves, qui
s'étoient rassemblés de toutes parts, res-
tèrent immobiles au spectacle qui s'offroit
à leurs yeux. On apporta les vêtemens
funèbres; on lava leurs corps avec de
r^au rose ; on les revêtit de simarres plus
blanches que lalbâtre: et leurs belles
tresses, nouées ensemble, furent parfumées
des odeurs les plus exquises.
' On -alloit poser sur leurs têtes deux
couronnes de jasmin, leur fleur favorite,
( 131 )
lorsque le Calife, qui venbit d'apprendre
cet événement . tragique, arriva. Il étoit
aussi pâle et hagard, que les Goules qui
errent , la nuit dans les sépulcres. Dans
cette circonstance, il s'oublia luinnême et
le monde entier; il se précipita au milieu
des esclaves^ se prosterna au pied de Ves-
trade, et se frappant la poitrine, il se
qualifioît d'atroce meurtrier, et faisoit raille
imprécations contre lui-même. Mais lors-
que d'une main tremblante, il eut levé
le voile qui, couvroit le visage blême de
Nouronibar, il jetta un grand cri, et tomba
connue mort. Le chef des eunuques fit
d'horribles . grimaces, et l'emporta sur le
champ, en disant: je l'avois bien prévu
que Nouronihar lui joueroit quelque mau-
vais tour.
Dès que le Calife fut éloigné, l'Emir
commanda les cercueils, et fit défendre
l'entrée du harem. . On ferma toutes les
fenêtres; on brisa tous les instrumens de
musique, et les Imans commencèrent à
réciter des prières. Les pleurs et les la-
K 2
( 132 )
memtBÛaas redoublèrent dans la soirée
qai suivit C6 jourkigubre. . Quant à Vatr
hçk. a gém«80it en Bilence. On avoit
été obligé d'aséeupir les ^^onvukions d^
fia ra^.^t de sa deuliBiuv an lui donnant
des renèdès calmuns. .
- A la pointe du jour suivant^ on ouvrit
les grands battans des portes du palais^
let le oeuToi j»e mit ^en marche, pour se
•rendre a la montagne. Les tristes cris de
LeillabJlleilah parvinrent jusqu'au Ca^
life; Il voulut à toute fovea se cicatriser
et suivre la pompe funèbre; jamais on
n'auroit pu Yea dissuader, si sa grande
foiblesse lui eut penms.de nmrclxei;: .mais
il tomba au pr^uer pas^ «t Ton. fut obligé
de le mettre au lit, où il resta plusieurs
jours dans un état d'insensibilité qui fai^
soit pitié,. même à rËmir» . ^
Quand la procassion > fut arrivée a la
grotte de Meimoilné, Shaban et Sutle-
mémé congédièrent tout le monde. Les
quatre eunuques affidés restèrent avec
eux; et après s'être reposés quelques
(( 133 ))
bioàiens auprès àet oërciieils,. auxquels qa
avoit laidi^é de l^ir, ils lésikrentpoàrtêrtsfuar
les boiids d'uil petit ia<; abordé ; d'une
r m
inoiisse gtisêitre. Ce lieu- étiiit' le rendej&r
TOUS àes hérons et de» cigognes qm y pêt
Gtfo^iènt ^oif ttnuélleiiieift des petits péiseoi^i
bleus* Lès nain$, inftmitfit pair: l'Biûr^
hé tardèreut pas à s'y rendre^ et>ayQ$
f'â,ide dèâ euAuqoês/ ils ccMkstruisirenlrtdes
tabaned de canue» et de joiàcs ; onyrage
dans lequel ils réussissoient à merveille*
Ils " élevèrent aussi un magasin pour ' le»
provisions, un petit oratoire poux eux*»
mêmes, et une pyramide de boisk £lle
étoit faite de bûtfaes arrangées avec beau*
t^oup d'ejcactitude, et se^vmt à réntretieti
du feu; cai^ il faisait froid dans I0 creux
de ces montagnes^
' Vers le soir, on alluma denx grands fei}x
sur le bord du lajc ; on lira les deux jolis
corps dd leurs cercueils, et ils fiu^nt: posés
tioutement dans la même cabane^ sur. un
lit de feuilles sèches. Les deux nains se
»
mirent à réciter le Koran d'une voix claiœ
( 134 )
et argentine. Shaban et Sutlemémé se
tenoient debout, à quelque distance, et at-
tendoient avec beaucoup d'inquiétude qiie
la poudre eût fait son effet. Enfin, Nou-
ronihar et Guichenrouz étendirent foibler
ment les bras, et ouvrant les yeux ils re*
gardèrent avec le plus ^rand étonn^meni
tout ce qui les .en4:ouroit« Ils ^essayèrent
même de se lever ; mais les Ibrees leur
manquant, ils retombèrent sur leur Ut de
feuilles. Aussi-tôt, Sutlemémé leur fit
avaler d'un cordial dont l'Emir l'avoit
munie^
' Alors, Guichenrouz se réveilla tout-à-
feît, éternua bien fort, et se leva avec un
élan qui marquoit toute sa surprise. Lors-
qu'il fut hors de la cabàoe, il huma Tair
avec une extrême avidité, et s'écria : je
respire, j'entends des sons, je vois un fir-
mament semé d'étoiles! j'existe encore,
A ces accens chéris, Nouronihar se dé-
barrassa des feuilles, et courût serrer Gui-
chenrouz dans ses bras. Les longues si-
marres dont ils étoient revêtus, leurs cou-
( 135 )
f
roanes de fleurs : et leurs pieds nuds, fu-
rent les premières choses qui frappèrent
ses regards. Elle cacha son visage dans
ses mains pour réfléchir. La vision du
bain encbjstnté, le désespoir de son pèr^
et sur-tout la figure majestueuse de Va-
thek lui rouloient dans Tesprit Elle se
ressourenoit d'avoir été malade et mou-
rante, aussi bien que Gulchenrouz ; miôs
toutes ces imag|s étoient confuses dans sa jt
tête. Ce lac singulier, ces flammes r&-.
fléchies dans les eaux paisibles, les pàl^s
couleurs de la terre, ces cabanes bizarres \
ces joncs qui se balançaient tristement^
d'eux-mêmes, ces cigognes, dont le txy
lugubre se mêloit aux voix des nains ; tout
la convainquit que l'ange de la mort lui.
avoit ouvert le portail de quelque nouvelle
existence.
Gulchenrouz, de s^n côté, dans des
transes mortelles, s'étoit collé contre sa
'cousine. Il se croyoit aussi dans le pays
des fantômes, et s'effrayoit du silence
qu'elle gardoit. Parle, lui dit-il enfin, où
{ Î36 )
Ubininei^-i^oiis ? Vûîs*tû ces «pectrès qtkï
remuent cfette braisé aM^ntè ? 8»oifent^cé
Mon kir ètNèkif qui vont nous y jéttèr?
Le fatal pbnt traversérèit-il ce îac^ ddnt
là tïteiuqtiillité nous fcâcfte peût-ètue ttii
â!)lmè d*eau/ bù nbûs né cesserons dé
tomber pendàkit des siédes ?
' N^ôn, meé ènfans, leur dît Stitléttiémé
en s'apprtocbant d'eux, rassiirez-vous ;
fange éxteiinittatenr qtil a conduit nos
àhieé après les vôtre», nous à assuré qiie
le châtiment de votre vie âioUé et volup-
tiieùsé isèrà borné à passer unie longue
suite d'années dans ce lieu mélancolique,
où le soleil 'se montre â peine, où la terre
iie produit ûi fruits ni fleurs; Voilà tfos
gardiehs, continua-t elle, en moiîtrant lés
nains ; ils pourvoiront à nos besoins : car
des âmes aussi profanes que les nôtres
fiéhneni encore un peu à leur grossière
existence. Pour tous mets vous ne màn*
gérez qUe du ris ; et votre pain sera trempé
dans les brouillards qui couvrent san»
cessé ce lâc. . - .
A cette triste perspective, lés /pauVrèS
enftiiié fondirent feii pleurs. Ils se pros4
ternèrent devant les nains, qui soutènanf
parfiiîtemerit bien leur 'personnage, Jieur
firent, selon la coutume, un discours bien
beau et bîeii longf, sur le chameau sacré
qui devoit, dails qudquèfë iliillierfe d'an^
nées, les porter au pai'adis des âdèles.
Le sërmôn fini, on fit dés ablutions, on
loua Aïlàh fet le Pi^ophète, bh sotipa
bien maigrement, et on s'en retourna aux
fetiilles sècihes. Nourohihar et feon petit
cousin furent bien aises de trouver ique les
morts couchoient dans la même cabane;
Comme ils avaient assez doribi^ ils s'en-
tretinrent lé reste de la nùlt de ce qui
s'étoit passé, et cela toujours en s'émbras-
éant de peur des esprits.
Lé lendemain matin, qui fut bien
sombre et pluvieux, les nains montèrent
sur de longues perches plantées eu guii^
de minarets, et appellèrent à la prière.
Toute là congrégation s'assembla ; Sutle^
même, Shaban, les quatre eunuque^
'"'r*-
( 138 )
quelques cigognes qui s'^nuuyoient de la
pêche, et les deux enfans. Ceux-ci «'é-
toient traînés languissamment hors de leur
cabane» et comme leurs esprits étoient
montés sur un ton mélancolique et tendre»
ils firent leurs dévotions avec ferveur.
Après cela, Gulchenrouz demanda à Sut*
lemémé et aux autres, comment ils avoient
fait de mourir si à propos pour eux.
Nous nous sommes tués ^e désespoir
après votre mort, répondit Sutlemémé.
Nouronihar, qui malgré tout ce qui s'étoit
passé, n'avoit pas oublié sa vision, s'écria :
et le Calife ! Seroit-il mort de douleur ?
yiendra*t-il ici? Les nains avoient le
mot, et répondirent gravement: Yathek
est damué sans retour. Je le crois bien,
s'écria Gulchenrouz, et yen suis charmé ;
eaj je pense que c'est sou horrible œillade
^ui no«is a envoyés ici manger du riz, et
entendre des sernK)ns.
Une semaine s'écou^ à-peu-près de la
méme^anière sud les bords du lac. Nou-
ronihar penscfit aux grandeurs que son
( m )
eonuyeuae mort lui avoit fait perdre; et
Gulchearouz faisoit des prières et des pa-
niers de joncs avec les nain^, qui lui plai-
saient infiniment.
Pendant que cette scène d'innocence se
f)assoit au sein des montagnes» le Calife
en donnolt nue autre chez l'Emir. Il
n'eut pas plutôt repris Tusaga de ses sens,
^u^^^yec une voi:^ qui &t tressaillir Baba*
balou]^ ils s'écria: perfide Giaour ! c'est
^ qui ,as tué ma chère Nouronihar ; je
renonce à toi» et demande pardon à Ma-
homet ; il me l'auroit conservée si j'avois
été plus sage^ Allons» qu'on me donne
de l'eau pour isàre mes ablutions» et que
Je bon Fakreddin vienne ici, pour que je
me réconcilie avec Ini et que nous fas*
sions la prière^ Après cela» nous irons
ensemble visiter le sépulcre de l'infortunée
Nouronihar. le veux me faire bermite»
et passer mes jours but cette montagne
pour y expier mes crimes^ Et .que man-.
gerez-vous là, lui dit Bababalouk? je n'en
sais rien» repartit Yatbek ; je te le dirai
1'
^uand j'aurai appétit : te iquî ne m'arri
fera, je croîs, de long-tems,
L'arriréfe dé Fakrèddîn interrompit
cette conversation. Dès que Vartiek le
fit, il lui sauta iau col, et le baigna de Ses
larmes, en lui disant des choses si pieuses^
tiMe FEmir en pleuroit de joie, et se félici*
toit tout bas dé l'admirable conversion
qu'il venoil d'opérer. On comprend qu*il
n*osôit pas s'opposeï^ au péleriniage de la
montagne ; ils se mirëùt donc chacun dan^
leur Ktière et partirent.
Malgré l'attention avec laquelle on veil-
loit sur le Calife, on ne put empêcher
qu'il ne se fît iquelqùeé égrâtignures sur
le lieu oii Ton disoit que Nouronihar étoit
enterrée. L'on eut grand^peine â Pën
arracher, et il jura solemnellement qu'il
y revièndroit tous les jours, ce qui ne plut
pas trop à Fakreddin ; niais il se flattoit
que le Calife ne se hasarderoit pias plus
avant, et qu'il se cohténteroit de faire ses
prières dans la caverne de Meimouné ;:
d ailleiirs, le lac étoit si caché dans les
( 141 )
rochers, qu'il ne croyqit pas possible de
le trouver. Cette sàcurité de l'Emir étoit
augmentée par la conduite de Vath^k. Il
tenoit bien exacteo^eqt sa résolution, et
revenoit de I9. montagne si dévot et si conr
Irit, que tous, lesi barbons en étoi^nt e^
>ex tase*
Nourenîhar, de son côlé^ n'étoit pa^
iout-à'-fi^it aussi jcoqtente. Quoiqu'elle
idmât Gulchenrouz, et qu'on la laissât libre
-avec lui, a^n d'?tugmenter sa tendresse^
aile le regardoit comme un joujou qui
u'empêchoit pas que Fescarboucle de
<jriamchid ne fut très-dçsirable, Elle ayoit
même quelquefois des doutes sur ^on
état, et ne pouyoit pas comprendre que
les morts eussent tous les besoins et les
fantasies des vivans. Un matin, pour s'en
écl^ireir, elle sç le^va doucement d'auprès
de G.ulchenrouz, pendant que tout dor-
mojt encore, et après lui avoir donné mi "^
baiser, elle suivit le bord du lac, et vit
qu*il se dégorgeoit sous un rocher dont la
cîme ne lui parut pas inaccessible, Ay "-
i
( 142 )
si-tôt elle y grimpa du mieux qu'elle put,
et voyant le ciel â découvert, elle se mit
à courir comme une biche qui fuit le
thasseur. Quoiqu'elle sautât avec ta lé-
gèreté de Tantelopc, elle fut pourtant
obligée de s^asseoir sur quelques tamarins
pour reprendre haleine. Elle y Êtisoit
ses petites réflexions, et croyoit recon-
noître les lieux, quand tout-â-coup Vathet
se présenta à sa vue. Ce prince inquiet
et agité avoit devancé Taurore. Lorsqu'il
vit Nouronihar, il resta immobile. Il
n'osoit approcher de cette figure trem^
blante et pâle ; mais pourtant encore
charmante à voir. Enfin, Nouronihar,
d'un air moitié content et moitié affligé,
leva ses beaux yeux sur lui, et lui dit:
Seigneur, vous venez donc manger du ri2
avec moi, et entendre des sermons ? Om-
bre chérie, s'écria Vathek, vous parlez!
vous avez toujours la même forme élé-
gante, le même regard rayonnant ! Seriez-
vous aussi palpable ? En disant <2es mots,
il l'embrasse de toute sa force, en répé-
'( 143 )
tant san$ cesse ; mais voici de la chair,
elle est animée d'une douce chaleur ; qu«
veut dire ce prodige?
Nouronihar répondit modestement ;
vous savez, Seigneur, que je mourus la
nuit même où voua m'honorâtes de votre
visite. Mon cousin dit que ce fut d'une
de vos œillades, mais je n^en crois rien ;
elles ne me parurent pas si terribles. Gui-
chenrouz mourut avec moi, et nous fûmes
tous les deux transportés dans un pays
hien triste, et où l'on fait très-maigre
chère; si vous êtes mort aussi, et que
vous veniez nous joindre, je vous plains,
car vous serez étourdi par les nains et les
cigognes. D'ailleurs, il est fâcheux pour
vous et pour moi, d'avoir perdu les tré-
sors du palais souterrein qui nous étoient
promis.
A ce nom de palais souterrein, le Calife
suspendit ses caresses, qui avoient déjà
été assez loin, pour se faire expliquer ce
que Nouronihar vouloit dire. Alors elle
lui raconta sa vision, ce qui l'avoit suivie.
et ri^îstoîre de gfa prétendue mort; ellf
lui dépeignit le lieu d'expiation d'où ^Uç
s^étoit échappée, d'un manière qui l'au-
roit fait rire, s'il n'avoit p^.s été très-sé-
rieusement occupé. Elle n'eut pas plu-
tôt cessé de parler, que Vath^k la r^re-
iiant dans ses brai^, lui dit; ftllons,^ Iiv
mière de ipes yeux, tout est dévoilé.
Npus soTpmes tpus deux pleins de vie : ror
tf e père est un fripon qui nous a trompé^
pour nous séparer ; et If Giaour, qui, ^
ce que je comprends^ veut nous faire
voyager eosem^e, ne vaut guêres mieux-
Ce n^ sera pas du moins de long-tems»
qu'il nous tiendra dans «on palais de feu.
-Jf'iattaçbe plus d^ valeur à votre belle perr
BOipe^ qu'à tous les trésors des sultans
préadamites ; et je veux la posséder â
mon aise, et en plein air pendant bien des
lunes, avant que d'aller m'enfouir sous
terre. Oubliez ce petit sot die Gulchen-
rouz, et . . Ab, Seigneur, ne lui faites point
de mal, interropipit Nouronihar. Non,
non, reprit Vathek ; je vous ai déjà iiit
1
( 145 )
de ne rein craindre pour Jui ; il est tro]p
pétri de lait et de sucre pour que j'^n sois
jaloux : nous le laisserons avec les naind
(qui par parenthèse sont mes anciennes
connoissances) c'est une compagnie qui
lui convient mieux que la vôtre. Au
reste, je ne retournerai plus chez votre
père; je ne veux pas Tentendre lui et. ses
barbons, me criailler aux oreilles que je
viole les loix de l'hospitalité, comme si
ce n'étoit pas un plus grand honneur pour
vous d'épouser le Souverain du monde,
qu'une petite fille habillée en garçon.
Nouronihar n'eut garde de désapprou-
ver un discours aussi éloquent. £lle au-
roit seulement voulu que l'amoureux Mo-
r
narque eût marqué un peu plus d'ardeur
pour l'escarboucle de Giamchid; mais
elle pensa que cela viendroit en son tems,
et demeura d'accord de tout, avec la sou-
mission la plus engs^geante.
Quand de Calife le jugea à propos, il
lappella Bababalouk qui dormoit dans la
caverne de Meimouné, et revoit que le
( 14^ );
fantôme de Nouronihar l'avoit replis sur
l'escarpolette» et lui dounoit un tel branle^
que tantôt il planoit au-dessus des mon^
tagnes^ et tantôt touchoit aux abîmes*
A la voix de son maître, il s'éveilla en sur^
sauty courut tout essoufflé, et pensa tomber
à la renverse, lorsqu'il crut voir le spectrq
auquel il venoit de rêver. Ah ! Seigneur,
s'écria*t-il en reculant dix pas, et mettant
sa main devant ses yeUx : est-ce que vous
déterrez les morts? Faites-vous aussi le
métier de Goule ? Mais n'e^érei pas de
manger cette Nouronihar ; après ce q u'elle
m'a fait souffrir, elle sera assez méchante
pour vous manger vous-même.
Cesse de faire l'imbécille^ dit Vathek {
tu seras bientôt convaincu que celle que
je tiens dans mes bras, est Nouronihar,
bien fraîche et trè^ vivante. Va faire
dresser mes tentes dans une valée que j'ai
remarquée ici près ; je veux y fixer mon
habitation avec cette belle tulipe dont je
ranimerai les couleurs. Fais en sorte de
nous pourvoir de tout ce qu'il faut pour
( 147 )
mener une vie voluptueuse jusqu'à nouvel
ordre.
lues nouvelles d'un incident aussi fâ-
cheux parvinrent bientôt aux oreilles de
r£mir. Au désespoir de ce que son stra-
tagème n'avoit pas réussi, il s'abandonna
à la douleur, et se barbouilla duement le
visage avec de la cendre ; ses fidèles barr
bons en firent autant, et -son palais tomba
dans un afireux désordre. Tout étoit
négligé ; on nerecevoit plus les voyageurs,
on ne faisoit plus d'emplâtres; et à la
place 4^ l'activité, charitable qui rjègnoit
dans cet asyle, ceux qui l'habitoient n'y
montroient plus que des. visages d'une
coudée de long ; ce n'étoit que gémisse-
mens et barbouillages.
Cependant Gulçhenrouz étoit resté pé-
trifié, en ne trouvant plus sa cousine. Les
nains n'étoient .pas moins surpris que lui.
Sutlemémé seule, plus fine qu'eux tous,
soupçonna d'abord ce qui étoit arrivé. On
amusa Gulçhenrouz avec la belle espé-
rance qu'il retrouveroit Nouronihar dans
l2
( 148 )
quelque endroit des moiïtagiiés, où la terre
jonchée de fleurs d'orange et de jasmin,
offriroit des lits plus agréables que ceux
des cabanes, où l'on chanteroit au son des
luths, et où l'on îroit à la chasse des pa-
pillons.
Sutlemémé étoit dans le fort de ses de-
scriptions quand un des quatre eunuques
la tira à part, lui éclaircit lliistoirè de la
fuite de Nouronihar, et lui remit les ordres
dé l'Emir. Aussi-tôt elle tint conseil avec
Shaban et les nains ; On plia bagage ; on
se mit dans une chaloupe, et on* vogua
tranquillement. Gulchenrouz s'accommo-
doit de tout ; mais lorsqu'on arriva à l'en-
droit où le lac se perdoit sôiis la voûte du
rocher, que la barque y fut entrée, et que
Gulchenrouz se vit dans une parfaite ob-
scurité, il fût saisi d'une peur horrible et
jetta des cris perçans ; car il croyoît qu'oa
alloit le damner entièrement, pour avoir
trop fait le vivant avec sa cousine.
, Pendant ce tems, le Calife, et celle qui
régnoit sur son cœur, filoient des jourfe
( 149 )
heureux. Bababalouk avoit fait dresser
les tentes et fenper les deux entrées de la
yaUée avec des paravents magnifiques^
doublés de toile . des Indes, et gardés par
des esclaves Ëthiopiçns, le.sabre à la main«
Ppur maintenir le gazon de cette belle en*
ceinte dans une. fraîchevir perpétuelle, de9
eunuques blancs ne cessoient den faire
le tour avec des arrosoirs de vermeiL
L'air, auprès du pavillon impérial, étoit
sans cesse agité par le mouvement des
éventails ; un jour tendre qui passoit au
travers des mousselines éclairoit ce lieu
de volupté, et le Calife y jouissoit en plein
des charmes de Nouronihar, Enivré de
délices, il écoutoit avec transport sa belle
voix, et les accords de son luth. De sou
coté, elle étoit ravie d:'entendre les de-
scriptions qu'il lui faisoit de Samarah^
et de sa tour remplie de merveilles. Elle
fie plaisôit ,sur-tont à lui faire répéter
l'aventure de la boule, et celle dé la cr^
vasse où le Giaour se tenoit auprès du
portail débéne.
( 15Ô )
Le jour s^écouloit dans ces entretiens^
et la nuit ces amans se baignoient ensem-
ble dans un grand bassin de marbre noir,
qui relevoit admirablement la blancheur
de Nouronihar. Bababalouk, avec qui
cette belle étoit rentrée en grâce, prenoit
«oin que leurs repas fussent servis avec la
plus grande délicatesse; c'étoit toujours
quelques mets nouveaux; et il fit chercher
À Schiraz un vin pétillant et délicieux,
encavé avant la naissance de Mahomet.
On cuisoit dans de petits fours pra-
tiqués dans le roc, des pains au lait que
Nouronihar pétrissoit de ses mains déli-
cates ; ce qui leur donnoit une saveur si
fort au gré de Vathek, qu'il en oublioit
tous les ragoûts que ses autres femmes
lui avoient faits; aussi ces pauvres dé-
laissées se mouroient^lles de chagrin chez
TEmir.
La sultane Dilara, qui j^isqu'alors avoit
été la favorite, prenoit cette négligence à
cœur avec une énergie qui étoit dans son
caractère. Dans le cours de sa faveur,
( i5I )
elle'atoit été imbue ded idées extirâva-
gantes de Vatheki et brûloit de voii* le^
tombeaux d'Istakhar^ çt le palais des
quarante colonnes ; élevée d'ailleurs par^
mi les mages, elle se réjouissoit de voir le
Calife prêt à s'adonner au culte du feu :
ainsi là vie voluptueuse et fainéante qu il
menait avec sa rivale, Taffligeoit double-
ment. La piété passagère^de Yathek, lui
avoit donné de vives alarmes ; ceci étoit
pis encore. Elle prit donc le parti d'écrire
à la princesse Carathis, pour lui appj^en
dre que tout alloit mal, qu'on avoit
manqué net aux conditions du parchemin,
qu'on avoit mangé, couché et fait vacarme
chez un vieil Emir, dont la sainteté étpit
fort redoutable, et qu'enfin i] n'y avoit
plus d'apparence qu'qn eût jamais les tré-
sors des sultans préadamites. Cette
4
lettre fut confiée à deux bûcherons, qui
coupoient du bois dans une des grandes
forêts de la montagne, et qui connoissant
les routes les plus courtes, arrivèrent en
^}jç jours à Samarah.
( Ï52 >
La princesse Oaraliiis jouoit aux échecs
avec M orakanabad, quand . les messagers
arrivèrent. Depuis quelques s^naines
elle avoit abandonné les hautes régions de
sa tour, parce que tout lui sembloit en
confusion parmi les astres, lorsqu'elle les
consultoit pour son fils. Elle avoit beau
répéter ses fumigations, et s'étendre sur
les toîts, dans Tespérance d^avoir des
visions mystiques ; elle ne revoit que pièces
de brocard, . bouquets et autres tiiaseries
pareilles. Cela l'avoit jettée dans un
abattement dont toutes les drogues qu'elfe
compoBoit ne pouvoient la tirer, et sa
dernière ressource étoit Morakanabad,
bon homnoe, plein d'une honnête confiance,
mais qui, dans sa compagnie, ne se trou-^
voit pas sur des roses.
Comme personne ne savoit des nouvelles
de Vathek, mille histoires ridicules se
ti répa|4oient sur son compte. ' On conçoit
donc avec ' quelle vivacité Carathis déca-
cheta là lettre, et quelle fut sa rage lors-
qu'elle apprit la lâche conduite de son fils«
( 153 >
Ah ! ab ! 'dit>elle ; je périrai, ou il péné^
trera dans le palais du feu ; que je meune
dans les flammes, et que Vathek règne
sur le trône de Suleïmanf En. parlant
ainsi, elle fit la pirouette d'une manière sî
magique et ai effroyable, que Morakanaf-
bad en t*ecula de terreur ; elle commanda
r
de préparer son grand chameau Albou*
Iaki, et de faire venir la hideuse Nerkès
et rimpitoyable Cafour: je ne veux pas
d'autre train, dit-elle au visir ; je vais pour
affaires pressantes, ainsi trêve de parade ;
vous aurez soin du peuple; plumez le
bien dans mon absence ; car nous dépeur
sons beaucoup, et on ne sait pas ce qui
arrivera.
La nuit êtôit très noire, et il souffloit de
la pl^ne de Catoul un vent mal sain, qui
auroit rebuté le voyageur le plus intré-
pide ; mais Carathis se plaisoit beaucoup
a tout ce qui étoit funeste : Nerkès en
pensoit deméme ; et Cafour avoit un goût
particulier pour les pestilences. Au ma-
tin, cette gentille caravane, guidée par lea
/
( 154 S
deux bûcherons, s'arrêta sur les bordai
3*un grand marais d'où s'exhaloit une va-
peur mortelle, qui auroit tué tout autre
animal qu'Alboufaki, qui naturellement
ponipoit avec paisir ces malignes odeurs.
Les paysans supplièrent les dames de ne
pas dormir dans ce lieu. Dormir! s'écria
Carathis ; la belle idée ! Je ne dors; ja-
mais que pour avoir des visions; et, quant
à mes suivantes, elles ont trop d'occupa-
tions pour fermer le seul œil qui leur
reste. Les pauvres gens qui commen-
çoient à ne pas trop se plaire dans cette
compagnie, restèrent la gueule béante^
Carathis mit pied à terre, aussi biea
que les négresses qu'elle avoit en croupe ;
et toutes s'étant mises en chemise et eii
caleçons, elles coururent à l'ardeur du so*
leil pour cueillir des herbes vénéneuses,
dont il y avoit à foison le long du maré-
cage. Cette provision étoit destinée poui
la famille de TEmir, et pour tous ceujf
qui ponvoient apporter le moindre empéi-
èhement au voyage d'Istakhar* Les^ hù^
( 155 )
chérons môuroîent de peur, en voyant
courir ces trois horribles fantômes, et ne
goûtoient pas trop la société d'Alboufaki.
Ce fut bien pire lorsque Carathis leur or-
donna de se mettre en route, quoiqu'il fût
midi et qu'il fît une chaleur à calciner les
pierres ; malgré tout ce qu'ils purent dire,-
il fallut obéir.
. Alboufaki qui aimoit beaucoup la so**
litude, renifloit quand il appercèvoit la
moindre habitation, et Carathis le gâtant
à sa manière, se détournoit tout de suite.
Il arriva de là que les paysans ne purent
pas prendre la moindre nourriture sur la
route. Les chèvres et les brebis, qite la
Providence sembloit leur envoyer, et dont
le lait auroit pu les refraichir un peu,
s'enfuyoient à la vue de l'hideux animal
et de son étrange charge. Pour Carathis,
elle n'avoit nul besoin de ces alimens
communs, ayant inventé depuis long^tems
une opiate qui lui suffisoit, et dont elle
faisoit part à ses chères muettes. *
A la nuit tombante, Alboufaki s'arrêta
{ 156 )
tout court, et frappa du pied. Carathîs
connoissoit ses allures, et comprit qu'elle
devoit être dans le voisinage d'un cime^
tière. En effet, la lune jettoit une pâle
tueur qui lui fit bientôt entrevoir une lon-
gue muraille, et une porte à demi ouverte
et si élevée, qu'elle pouvoit y faire passer
Alboufaki. Les misérables guides, qui
touchoient à l'extrémité de leurs jours,
prièrent alors humblement Carathis dé les
enterrer, puisqu'elle en avoit là commor
dite, et rendirent l'ame. Nerkès et Cafour
plaisantèrent à leur manière sur la sottise
de ces gens, trouvèrent l'aspect du cime-
tière fort à leur gré, et les sépulchres bien
réjouissans ; il y en avoit au moins deut
mille sur la pente d'une colline. Carathis
trop occupée de ses grandes vues pour
s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant
qu'il fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti
de sa situation. Assurément, se disoit*
elle, un si beau cimetière est hanté par les
Goules ; cette espèce ne manque pas d'in^
telligence ; comme j'ai laissé mourir mes
( 157 )
bêtes de guides faute d'attention^ je de-
manderai mon chemin aux Goules, et pour
les amorcer, je les inviterai â se régaler de
ces corps frais. Après ce sage monologue,
elle parla des doigts a Nerkès et a Cafour,
leur disant d'aller frapper aux tombeaux,
et d'y faire entendre leur joli ramage.
Les négresses, toutes joyeuses de cet
ordre, et qui se promettoient beaucoup
de plaisir dans la compagnie des Goules,
partirent avec un air de conquête, et se
mirent à faire toc, toc, contre les sépul-
chres. A mesure qu'elles frappoient, on
entendoit un bruit sourd dans la terre, les
sables se remuoifent, et les Goules attirés
par la fraîcheur des nouveaux cadavres,
sortoient de toutes parts avec le nez en
l'air. Tous se rendirent devant un cer-
cueil de marbre où Carathis étoit assise
entre les deux corps de ses malheureux
conducteur». Cette princesse reçut son
mondé avec une politesse distinguée, et
après avoir soupe, on parla d'aiSaires.
Elle apprit bientôt ce qu'elle desirok
( 158 )
savoir, et sans perdre de teins voulut se
remettre en marche : les négresses qui
avoient commencé des liaisons de cœur
avec les Goules, la supplièrent de tous
leurs doigts d'attendre au moins jusqu'à
l'aurore ; mais Carathis, qui étoit la vertu
même et ennemie jurée des amours et de
la mollesse, rejetta leur prière, et mon-
tant sur Alboufaki, leur ordonna de s'y
placer au plus vite. Pendant quatre
jours et quatre nuits, elle continua son
voyage sans s'arrêter. Le cinquième, elle
traversa des montagnes et des forêts à
demi brûlées, et arriva le sixième devant
les beaux paravents,, qui déroboient à
tous les yeux les voluptueux égaremens
de son fils.
C'étoit la pointe du jour : les gardes
ronfloient à leurs postes en pleine sé-
curité ; le grand trot d'Alboufaki les ré-
veilla en sursaut; ils crurent voir des
spectres sortis du noir abime, et s'enfui-
rent sans autre cérémonie. Vathek étoit
au bain avec Nouronihar ; il écoutoit de»
( 159 )
conteH et se moquoit de Bababalouk qui
les faisoit. Alarmé par les cris de ses
gardes, il sauta hors de l'eau ; mais il y
rentra bien vîte lorsqu'il vit paroitre Ca-
rathis : elle avançoit avec ses négresses et
toujours mqntée sur Alboufaki, et met-
toit en pièces les mousselines et les fines
portières du pavillon» A cette appari*-
tion subite, Nouroni]bar, qui n'étoit pas
toujours sans remords, crut que le mo-
ment de la vengeance céleste étoit arrivé»
et se colla amoureusement contre le Ca-.
life. Alors Carathis, sans descendre de
son chameau, et écumante de rage au
spectacle qui s'offroijt à sa chaste vue^
éclata sans ménagement. Monstre à
deux têtes et à quatre jambes, s'écria- 1-
•elle, que signifie tout ce bel entortillage?
N'as-tu pas honte d'empoigner ce tendron
au lieu des sceptres des sultans préada-
mites ? C'est donc pour cette gueuse que
tu as follement manqué aux conditions
du Giaour? C'est avec elle que tu con-
sumes des momens précieux? Est-ce là
( 160 )
le. fruit que tu retires des belles connoîs^
sauces que je t'ai dounées ? Est-ce ici le
but de tou voyage ? Arrache-toi des bras
de cette petite niaise ; noye-la dans l'eau;
et suis-moi.
Dans son premier mouvement de fu-
reur, Vathek avoit eu envie d'éventrer Al-
boufaki, et de le farcir des négresses, et
même de Carathis ; "oisÀs les idées du
Giaour, du palais d'Istakhar, des sabres
et dès talismans, frappèirent son esprit
avec la rapidité d'un éclair. Il dit donc
à sa mère d un ton civil, quoique résolu :
redoutable dame, vous serez obéie; mais
je ne noyerai pas Nouronihar. Elle est
plus douce que le mirabolan confit ; elle
aime beaucoup les escarboucles, et sur-
tout celui de Giamchid qu'on lui a pro-
mis ; elle viendra avec nous, car je pré-
tends qu'elle couche sur les canapés de
Suleïman ; je ne puis plus dormir sans
elle. A Ja bonne heure, répondit Cara-
this, en descendant d'Alboufaki, qu'elle
remit entré les mains des négresses:
(• K51 )
IVcmromhar, xj^ni n'avoît pas lâcb^ prise,
9e rassura un peu» et dit tiendrètnent; au
Calife;* cher souverain de mon coeur, je
TOUS suivrai, s'il le faut, jusqu'au-delà de
Gaf dans le pays des Afrites ; je ne crain-,
dral pas de grimper pour vous au nid de
}a Simorgùe, qui, après Madame, «st l'être
le plus respectable qui ait été créé.
Voilà, dit Carathis, une jeune fille qui a
du courage et des connoissances. Non-
fonibar en avoit assurément ; mais malgré-
toute «a fermeté, elle ne pouvoit s'em-»
pêcher de penser quelquefois aux gràcéS;
de son petit Gulcbenrouz,/et aux journéea
de tendresse qu'elle avoit passées avec
lui; quelques larmes mouillèrent se»
yeux et n'échappèrent pas aîu Calife ; elle
dit même tout haut et par inadvertence ;
hélas ! mon doux cousin, que deviendrez-
vous? A ces mots, Vathek fronça le
sourcil, et Garathis s'écria ; que signifient
ces grimaces, qu'a-t-elle dit? Le Calife
répondit; elle donne mal-à-propos im
foupirà un petit garçon aux ye^x làiv
M
/"
( 162 )
goureiix et aux douces tresses qui Tai-
luoit. Où est-il ? repartit Carathis^ il faut
que je ^sse cônnoissance avec ce joli en-
fiant; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai
dessein avant de partir, de me remettre
en grâce avec le Giaour ; il n'y aura
rien de plus appétissant pour lui que le
cœur d'un enfant délicat, qui s'abandonne
aux premières impulsions de l'amour.
Yathek, en sortant du bain, donna ordre
à Bababalouk de rassembler ses troupes,'
ses femmes, et les autres meubles de son
sérail, et de tout préparer pour partir
dans trois jours. Quant à Garàthis, elle
se retira seule dans une tente, où le Giaour
l'amusa avec des visions encourageantes.
A son réveil, elle vit à ses pieds Natfkès
et Cafour, qui, par leurs signes, lui ap-
pirent qu'ayant mené Alboufaki aux bordg
d'un petit lac pour y brouter une mouise
grise passablement vénéneuse, elles avoi-
ent vu des poissons bleuâtres, comme ceux
du réservoir au haut de la tour de Sama-
Tah. Ah! ah! dit-elle, je veux aller SU|^
( 16à )
les lieux à Imstant même; an moyen
d'une petite opération, je pourrai rendre
ces poissons oraculaires ; ilis m'écJàircirbnt
beaucoup de choses, et m'apprendront où
est ce Gulchenrouz que je veux absolu-
ment immoler. Aussi-tôt elle partit avec'
son noir cortège.
Comme on va vite dans les mauvaises
entreprises, Carathis et ses négresses ne
tardèrent pas d'arriver au lac. Elles brû-
lèrent des drogues magiques dont elles
étoient toujours munies, et s^étant deshabil-
lées toutes nues, elles entrèrent dans l'eau
jusqu'au col. Narkès et Cafour secouèrent
des torches enflammées, tandis que Gara-
this prononçoit des mots barbares. Alors,
tous les poissons mirent la tête hors de l'eau,
qu'ils agitoient fortement avec leurs nage-
oires; et contraints par la puissance du
charme, ils ouvrirent des bouches pitoy-
ables, et dirent tous à la fois : nous vous
tsommes dévoués depuis la tête jusqu'à la
queue; que voulez-vous de nous? Poissons,
dit Carathis, je vous conjure par vos bril-
MJ2
( 164 )
lantes écailles de me dire où est le petit Gui'
chenrouz? — :De l'autre côté de ce rocher.
Madame, répondirent tous les poissons en
chœur; êtes-vous contente? Nous ^e le
sommes pas du tout de tenir ainçi la bouche
ouverte au grand air. Oui, repartit la
princesse, je vois bien que vous n'êtes pas
accoutumés à de longs discours, je vous
laisserai en repos, quoique j'aurois bien,
d'autres questions à vous faire. Sur cela,
l'eau devint calme, et les poissons dispa^
rurent
. Carathis, remplie du venin de 6es pro*
jets, escalada tout de suite le rocher, et
vit sous une feuillée l'aimable Gulcheur
rouz qui dormoit, tandis que les deux
nains veilloient auprès de lui, et marmo<<
toient leurs oraisons. Ces petits person-
nages avoient le don de deviner quand
quelque ennemi des bons Musulmans ap-
prochoit; ils sentirent donc venir Cara-
this qui, s'arrêtant tout court, se disoit à
elle-même: comme il penche mollement
sa petite tête! comme il est langoureux
( 165 )
et blême ! c'est précisément l'enfant qu'il
me faut. Les nains interrompirent ces
belles réflexions en se jettant sur elle, et
en legratignant de toutes leurs forces.
Narkès et Cafour prirent aussi-tôt la dé-
fense de leur maitresse, et pincèrent les
iiains si fortement, qu'ils en rendirent
1-ame, en priant Mahomet de faire tomber
sa vengeance sur cette méchante femirie,
et sur toute sa famille.
• Au bruit que cet étrange combat faisoit
dans le vallon, Gulcbenrouz s'éveilla, fit
im furieux bond, grilhipa sur un figuier, et,
gagnant la cîme du rocher, courut sans
prendre haleine ; enfin, il tomba comme
mort entre les bras d'un bon vieux Génie
qui chérissoit les enfans, et s'occupoit en-
tièrement à les protéger. Ce Génie, fai-
sant sa ronde dans les airs, avoil fondu
»ur le cruel Giaour lorsqu'il grommeloit
dans son horrible fente, et lui avoit enlevé
les cinquante petits garçons que Vathek
avôît eu l'impiété de lui sacrifier. Il édu-
quoit ces intéressantes créatures dans dçs
( 166 )
nids élevés au-dessus des nuages, et habji*
toit lui-même un nid plus grand que tous
les autres ensemble, dont il avoit chassé les
rocs qui l'avoient construit.
Ces sûrs asyles étoient défendus contre
les Dives et les Afrites par des banderolles.
flottantes, sur lesquelles étaient écrits en
caractères d'or, brillans comme Téclair, les
noms d'Allah et du Prophète. Alors
Gulchenrouz, qui n'étoit pas encore dés*
abusé sur sa prétendue mort, se crut dans
les demeures d'une paix éternelle. .Il
s'abandonnoit sans crainte aux caresses de
ses petits amis, qui tous se rasâenibloient
dans le nid du vénérable Génie, et. à Tenvi
l'un de l'autre, baisoient le front uni, et les
' belles paupières de leur nouveau cama-
rade. C'est là qu' éloigné des tracasseries
de la terre, de l'impertinence des harems,
de la brutalité des eunuques et de l'in-
constance des femmes, il trouva sa vérita-
ble place. Heureux, ainsi que ses cotn-
pagnons, les jours, les mois, les années
s'écoulèrent dans cette société paisible;
( 167 )
car le Génie, au lieu de combler ses pu*
piles de raines connoissances, et de péris-
sables richesses les gratifioit du don d'une
perpétuelle enfance.
Carathis, peu accoutumée à voir échap-
per sa proie, se mit dans une colère épou-
vantable contre les négresses, qu'elle ac-
cusoit de nWoir pas saisi l'enfant tout de
suite, et de s'être amusées à pincer jus-
qu'à le mort de petits nains qui ne signi-
fioient rien. Elle revint dans la vallée
en murmurant; et, trouvant que son fils
n'étoit pas encore levé d'auprès de sa
belle, elle passa sa mauvaise humeur sur
lui et sur Nouronihar, Toutefois elle se
consola par l'idée de partir le lendemain
pour tstakhar, et de faire connoissance
avec Eblis même, au moyen des bons of-
fices du Giaoùr ; mais le destin en avoit
ordonné autrement.
Sur le soir, comme cette princesse s'en-
tret^noit avec Dilara qu'elle avoit fait
venir et qui étoit fort de son goût, Baba-
balouk vint lui dire que le ciel paroissoit
C Î6& l
fort embrasé du côté. die Samarah, et sem^^
bloit annoncer quelque chose de funeste^
Sur le champ, elle prit ses astrolabes et
ses instrumens magiques, mesura la hau^
teur des planètes, fit ses calculs, et vit,
à: son grand déplaisir, qu'il y avoit là
une révolte formidable; que Motavekel
profitant de lliorreur qu'inspiroit sou
frère, avoit soulevé le peuple, a'éteit em-
paré du palais, et faisoit le siège de la
grande tour, où Morakanabad s'étoit retiré
avec un petit nombre dQ ceux qui rea-
toient encore fidèles,; Quoi! s'écrîa-t-elle^
je perdrois ma tour, mes muets, mes, né^
grasses, mes, momies, et surtout mon ca^
binet d'expériences qui m'a coûté tant de
veilles, et cela sans savoir si taon étourdi
de fils. viendra à bout de son aventure!
Non, je n'ep serai pas. la dupe; je par^
dans rinstant pour secourir M o?akanaba4
par mon art redoutable, et faire pleuvoir
sur les conspirateurs, des clous, et. des fer-
railles ardentes; j'ouvrirai mes magasins
4ç serpeus et. de tQrpèdes,, qtji i^onjt; soqfi;
< 169 )
les grandes voûtes, de la tour et que la
faim a rendus, enragés,. et nous verrons si
l'on tiendra contre de tels assaillans.. En
parlant ainsi,. Carathis courut: à son fils;
qui banquetoit tranquillement avec Nou-
ronihar dans son beau pavillon incarnat.
Goulu, que tu es, lui dit-e:lle; sans ma
vigilance, tu ne serais bientôt que le,Ck)nï-
mandeur des tourtes; teS; Croyans ont
rjenié la foi qu'ils t'avoient. jurée ; Mota-
vekelj ton frère, règne; .dans ce; momeut
^ur la . colline des chevaux pies ; et si je
n'avois pas quelques petites* ressources
dans, notre tour, il ne lâcheroit prise d|B
$i-tôt. Mais afin; de ne pas perdre de
tems, je ne te dirai que. quatre mots ; plie
tes tentes, pars ce soir même, et ne t'arrête
nulle part à baliveçner. Quoique tu aies
pianqué aux conditions du. parchemin, il
ine reste encore. quelques espérances ; car,
il faut avouer que tu as fort joliment violé
Içs loix de l'hospitalité, en séduisant, la
^Ue de l'Ëmir^ après avoir niangé de son
jsel et de. sjon pain. Ces sortes, de ma»
i^XL.
( 170 )
iiières ne peuvent que plaire au Giaour ; et
si, dans la route, tu fais encore quelque pe-
tit crime, tout ira bien, et tu entreras en
triomphe dans le palais de Suleïman.
Adieu! Alboufaki et mes négresses m'at-
tendent à la porte.
Le Calife n'eut pas le mot à répondre;
il souhaita un bon voyage a sa mère,
et finit son souper. A minuit, on dé-
campa au bruit des fanferes et des tromi-
pettes ; mais on avoit beau tymbaler, on
ne pouvoit s'empêcher d'entendre les cris
de TEmir et de ses barbons, qui à force
de pleurer, êtoient devenus aveugles, et
n'avoient pas un poil de reste. Nouroni-
har, à qui cette musique faisoit de la peine»
fut fort aise quand elle ne fut plus à portée
de l'ouir. Elle étoit avec te Calife dani^
la litière impériale, et ils s^amusoient à se
représenter toutes les magnificences dont
ils dévoient être bientôt entourés. Les
autres femmes se tenoient bien tristement
dans leurs cages, et Dilara prenoit pa-
tience, en pensant qu'elle alloit célébrer
( iri )
les rites du feu sur les augustes terrasses
dlstakhar.
£q quatre jours, ou se trouva dans la
riante vallée de Rocnabad. Le printems y
étoit dans toute sa vigueur; et les branches
grotesques des amandiers en fleurs, se
découpoient sur Fazur d'un ciel étincelant.
La terre jonchée d'hyacinthes et de jon-
quilles, exhaloit une douce odeur; des
milliers d'abeilles, et presque autant de
Santons, y faisoient leur demeure. On
voyoit alternativement rangés sar les
bords du ruisseau, des ruches et des ora-
toires, dont la propreté et la blancheur
étoient relevées par le verd brun des hauts
cyprès. Ces pieux solitaires s amusoient
à cultiver de petits jardins, remplis de
fruits, et sur-tout .de melons musqués, les
meilleurs de la Perse. Quelquefois on les
voyoit épars dans la prairie, s'amusant à
nourrir des paons plus blancs que la
neige, et des tourterelles azurées. 11^
étoient ainsi occupés, quand les avant-
coureurs du cortège impérial crièrent à
( 173 )
kaute Toîx : habitons de Rocnàbad, pros-
ternez-vous sur les bords de vos source^
limpides, et rendez grâces, au ciel qui
vous montre un rayon de sa gloire; car
voici le Commandeur des Croyans qui
approché.
. Les pauvres Santons, remplis d'un saint
«mpressement, se hâtèrent d'allumer des
cierges dans tous les oratoires, déployé-
cent leurs Korans i^ur des lutrins d'ébène^
et allèrent au devant du Calife, avec de
petits paniers remplis de figues, de mielet
de melons.. Pendant qu'ils s'avançoient en
procession et à pas comptés, les chevaux;
les chameaux et les gardes, faisoient un
borrible dégât parmi les tulipes, et les
autres fleurs de la vallée. Les Santons
ne pouvoient s'empêcher de jetter un œil
de pitié sur ces ravages, tandis que de
l'autre, ils regardoient le Calife et le Ciel;
Kouronihar< enchantée de ces beaux lieux
qui lui.rappelloientlei^ aimables solitudes
de son enfance, pria Vathek de s'arrêter^
mais ce prince, pensait que tous ces petits
( 173 )
oratoires pourroient passer dans leâprit
du Giaour pour une habitation, ordonna
à ses pionniers de les abattre. Les Sau-»
tons restèrent pétrifiés pendant qu'on exé-
cutoit cet ordre barbare ; ils pleuroient à
chaudes larmes, et Yathek les fit chasser
à coups de pieds par des eunuques. Alors,,
il descendit de sa litière avec Nouronihar,
et ils se promenèrent dans la prairie, tout
en cueillant des fleurs et en se disant des
gaillardises; mais les abeilles^ quiétoient
bonnes musulmanes» se crurent obligées
de venger la querelle de leurs chers maî-
tres les Santons, et s'acharnèrent telle*
ment à les piquer, qu'ils furent trop heu^
reux que leurs tentes se trouvassent prêter
pour les recevoir.
Bababalouk,, auquel Tembonpoint deë
paons et des tourterelles n'avoit psùSk
échappé, en fit mettre tout de suite quel-
ques douzaines à la broche» et autant ea
fricassées. On mangeoit, on rioit, on trinr
quoit, on blasphémoit à plaisir, quand
^ous les MouUahs, tous les Scheiks, totuf
\
( 174 )
les Cadià, et tous les Imans de Schiraz,
qui n'avoient pas appareojmedt rencontré
les Santons, arrivèrent avec des ânes parés
de guirlandes, de rubans et de sonnettes
d'argent, et chargés de tout ce qu'il y
avoit de meilleur dans le pays. Ils pré-
sentèrent leurs offrandes au Calife, en le
suppliant d'honorer leur ville et leurri
mosquées de sa présence. Oh ! pour cela,
dit Vathek, je m'en garderai bien ; j'ac-
cepte vos présens, et vous prie de me
laisser tranquille, car je n'aime pas à ré-
sister à la tentation : mais comme il n'est
pas décent que des gens aussi respecta^
blés que vous s'en retournent à pied, et
que vous avez la mine d'être d'assez mau-
vais cavaliers, mes eimuques auront la
précaution de vous lier sur vos ânes, et
prendront sur-tout bien garde que vous
ne me tourniez pas le dos ; car ils savent
l'étiquette. Il y avoit parmi eux de vi-
goureux Scheiks, qui, croyant que Vathek
étoit fou, en disoient tout haut leur opi-
nion. Bababalouk prit soin de les faire
( 175 )
gftiTotter à doubles cordes ; et piquant
tous les âues avec des épines, ils parti*
rent au grand galop, tout en ruant et s'en-»
trechoquant de la manière la plus plat-*
santé du monde. Nouronihar et son Ca*
Kfe, jouissoient à renvi l'un de l'autre, de
cet ind^ne spectacle; ils faisoient de
grands éclats de rire, lorsque les vieillards
tomboient avec leur monture dans le ruis-
seau, et que les uns devenoient bmteux^
d'autres manchots, d'autres brèche-dents,
ou pis encore.
On passa deux jours fort délicieuse^
ment à Rocnabad, sans y être troublé
jyar de nouvelles ambassades. Le troi*
sième, on se remit en marche ; on laissa
Schiraz à la droite, et on gagna une
grande plaine d'où l'on découvroit, à l'ex-
trémité de l'horiso», les noirs sommets de»
montagnes d'Istakhar.
A cette vue, le Calife et Nouronihar ne
pouvant contenir les transports de leuf
ame, sautèrent de la litière en bas, et fi-
i:ent des exclamations qui étonnèrent ioufk
( 17& ))
èeûx qui étoient à portée de les entendre»
Allons-nous dans des palais rayènnans de
lumière, se demandoient-ils l'un l'autre,;
ou bien dans des jardins plus délicieuse
que ceux de Sheddad?^ — Les pauvrea
mortels! c'est ainsi quils se répandoient
en conjectures; l'abîme des secrets du
Tout-Puissant leur étoit caché.
Cependant les bons Génies qui veilloient
encore un peu sur la conduite de Yathek,
se rendirent dans le septième ciel au-
près de Mahomet, et lui dirent: miséri-
cordieux Prophète, tendez vos bras pro-
pices à votre Vicaire, ou il tombera, san»
ressource, dans les pièges que les Diveâ
nos ennemis lui ont dressés : le Giaoùt
l'attend dans l'abominable palais du ieft
souterrein ; s'il y met le pied, il est perdu
sans retour* Mahomet répondit avec in*
dignation; il n'a que trop mérité detra
laissé à lui-même ; toutefois> je. consens
•que vous fassiez encore un effort pour le
détourner de son entreprise»
Soudain un bon Génie prit la figure
( 177 )
d^ùn berger, plus renommé pour âa piété,
que tous les derviches et les santons du
pays ; il se plaça sur la pente d'une petite
colline auprès d'un troupeau de brebis
blanches, et commença à jouer sur un in-
strument inconnu, des airs dont la tou-
chante mélodie pénétroit Tame, réveilloit
les remords, et chassoit toute pensée fri-
vole. A des sons si énergiques, le soleil
se couvrit d^un sombre nuage, et les eaux
d^un petit lac plus claires que le crystal,
devinrent rouges comme du sang. Tous
ceux qui composoient le pompeux cortège
du Calife furent attirés, comme malgré
eux, du côté de la colliue ; tous baissèrent
les yeux, et restèrent consternés ; chacun
se reprochoit le mal qu'il avoit fait: le
coeur battoit à Dilara ; et le chef des eu-
nuques, d'un air contrit, demandoit pardon
aux femmes de ce qu'il les avoit souvent
tourmentées pour sa propre satisfaction.
Yathek et Nouronihar pâlissoient dans
leur litière, et se regardant d'un œil ha-
gard, se reprochoient à eux mêmes» Fun^
N
( 178 )
mille crimes des plus noirs, mille projets
d'une ambition impie ; et l'autre, la déso-
lation de sa famille, et la perte de Gui-
chehrouz. Nouronihar croyoit entendre
dans cette fatale musique, les cris de son
père expirant, et Vathek, les sanglots des
cinquante enfans qu'il avoit sacrifiés au Gi-
aour. Dans ces angoisses, ils étoient tou-
jours entraînés vers le berger. Sa physio-
nomie avoit quelque chose de si imposant,
que pour la première fois de sa vie, Vathek
J)erdit contenance, tandis que Nouronihar
se cachoit le visage avec les mains. La
musique cessa ; et le Génie adressant la
parole au Calife, lui dit: Prince insensé^
à qui la Providence a confié le soin des
peuples ! est-ce ainsi que tu réponds à ta
mission ? Tu as mis le comble à tes crimes ;
te hâtes-tu à présent de courir à ton châ-
timent ? Tu sais qu'au-delà de ces mon^
tagnes, Ëblis et ses Dives maudits tiennent
leur funeste empire, et séduit par un ma-
lin fantôme, tu vas te livrer à eux ! C'est
ici le dernier instant de graçe qui t'est
( 179 )
donné : abandonne ton atroce dessein, re-
tourné sur tes: pas, rends Nouronihar à
son père qui a encore quelque reste de vie,
détruis la tour avec' toutes» ses abomina^
tions, chasse Carathis de tes conseils, sois
juste envers tes sujets, respecte les Minis*
très dii Prophète, répare tés impiétés par
une vie exemplaire, et, au lieu dé passer tes
jours dans les voluptés, va pleurer tés
crimes sur les tombeaux de tes pieux ancê-*
très ! Vois-tu ces nuages qui té cachent le
soleil ? Au moment que cet astre reparoî-
tra, si ton cœur n'est pas changé, le tenis
de la miséricorde sera passé pour toi;
Vathek, saisi de crainte et chancelant^
étoit sur lé point de se prosterner devant
le berger qu'il sentit bien devoir être d'une
nature supérieure à l'homme; mais son
orgueil l'emporta, et levant audacieuse-
ment la tête, il lui lança un de ses terribles
regards. Qui que tu sois, lui dit-il, cesse
de me donner d'iiiutiles avis. Ou tu veux
me tromper, ou tiï te trompes toi-même :
si ce que j'ai fait est aussi criminel que
N 2
( 180 )
tu le prétends, il ne sauroit y avoir pour
moi un moment de grâce : j'ai nagé dans
une mer de sang pour arriver à une puis-
sance qui flsra trembler tes semblables;
ne te flatte donc pas que je recule à la vue
du port, ni que je quitte celle qui m'est
plus chère que la vie et que ta miséricorde*
Que le soleil reparoisse, quHl éclaire ma car*-
rière, que m'importe où elle finira ! En di^
sànt ces mots, qui firent frémir le Génie lui^
même, Yathek se précipita dans les bras de
Nouronihar, et commanda de forcer les
chevaux à reprendre la grande route.
On n'eut pas de peine à exécuter cet
ordre ; l'attraction n'existoit plus, le soleil
avoit repris tout l'éclat de sa lumière, et
le berger avoit disparu en jettant un cri
lamentable. La fatale impression de la
musique du Génie, étoit cependant restée
dans le cœur de la plupart des gens de
Yathek ; ils se regardoient lès uns les
autres avec effroi. Dès )a nuit même pre»^
que tous s'échappèrent, et il ne resta de ce
nombreux cortège que le chef des eunuques,
( lax )
quelques esclaves idolâtres» Dilara, et ua
petit nombre d'autres femmes, qui suivoient
comme elle la religion des Mages.
Le Calife, dévoré par l'ambition de
donner des loix aux intelligences téné-
breuses, s'embarrassa peu de cette déser-
tion. Le bouillonnement, de son sang
Tempêchant de dormir, il ne campa plus
comme à l'ordinaire. Nouronihar, dont
l'impatience surpassoit, s'il se peut, la
sienne, le pressoit de hâter sa marche, et
pour rétourdir, lui prodiguoit mille ten«.
dres caresses. Elle se croyoit déjà plus
puissante que Balkis, et s'îmaginoit voir
les Génies prosternés devant l'estrade de
son trône. Us s'avancèrent ainsi au clair
de la lune jusqu'à la vue de deux rochers
élancés, qui formoient comme un portail
à l'entrée du vallon dont l'extrémité étoit
terminée par les vastes ruines d'I^takbar.
Presqu'au sommet de la montagne, on
découvroit la façade de plusieurs sépuU
cres de Rois, dont les ombres de la nuit
*«gmentgiçnt l'horreur. Oq pa^sa p«r
( 183 )
deux bourgades presque entièrement dé-
sertes. Il n'y restoit plus que deux ou
trois foibles vieillards, qui, en voyant le»
chevaux et les litières, se mirent à genoux,
en s'écriant : Ciel ! est-ce encore de ces
fantômes qui nous tourmentent depuis six
mois ? Hélas ! nos gens efihtyés de ces
étranges apparitions et du bruit qu'on en-
tend sous les montagnes, nous ont aban-
donnés à la merci des esprits malfaisans !
Ces plaintes sembloieut - de mauvais au-
gure au Calife; il fit passer ses chevaux
sur les corps des pauvres vieillards, et
arriva enfin au pied de la grande terrasse
de marbre noir. Là, il descendit de sa
litière avec Nouronihar. Le cœur paipi*
tant et portant des regards égarés sur
tous les objets, ils . attendirent avec un
tressaillement involontaire, l'arrivée du
Giaour ; mais rien ne l'annonçoit encore.
Un silence funèbre régnoit dans les airs
et sur la montagne. La lune réfléchissoit
sur la grande plate-forme l'ombre de«
hautes colonnes qui s'élevoient de la ter-
( 18» )
rasse presque jusqu'aux nues. Ces tristesl
phares, dont le nombre pouvoit à peine se
compter, n^étoient couv^ts d'aucun toit;
et leurs chapiteaux, d'une architecture in-^
connue dans les annales de la terre, ser*
voient de retraite aux oiseaux nocturnes,
qui, alarmés à l'approche de tant de
monde, s'enfuirent en croassant.
Le chef des eunuques, transi de peur,
Supplia Vathek de permettre qu'on allu-
mât du feu, et qu'on prît quelque nourri-»
ture. Non, non„ répondit le Calife, il
n'est plus tems de penser à ces sortes de
choses ; reste où tu es, et attends, mes
ordres. En disant ces mots d'un toa
ferme, il présenta la main à Nouronihar,.
et montant les degrés d'une vaste rampe,
parvint sur la terrasse qui étoit pavée de
carreaux de marbre, et semblable à un
lac uni, où nulle herbe ne peut croître.
A la droite, étoient les phares rangés de^
vaut les ruines d'un palais immense, dont
les murs étoient couverts de diverses fi-
gures; en face, on voyoit les statues gi*
( 184 )
gantesques de quatre animaux qui tenoient
du griffon et du léopard, et qui inspiroient
l'effroi ; non loin d'eux, on distinguoit à la
clarté de la lune, qui donnoit particulière-
ment sur cet endroit, des caractères sem*
blahles à ceux qui étoient sur les sabres
du Giaour ; ils avoient la même vertu de
changer à chaque instant; enfin, ils se
fixèrent en lettres arabes, et le Calife y
lut ces mots: Yathek, tu as manqué aux
conditions de mon parchemin ; tu méri-
terois d'être renvoyé; mais en faveur de
ta compagne et de tout ce que tu as fait
pour l'acquérir, Eblis permet qu'on t'ouvre
la porte de son palais, et que le feu sou-
terrein te compte parmi ses adorateurs.
A peine avoit-il lu ces mots, que la
montagne contre laquelle la terrasse étoit
adpssée trembla, et que les phares semblé*
rent s'écrouler sur leurs têtes. Le rocher
s'entr'ouvrit, et laissa voir dans son sein
un escalier de marbre poli, qui paroissoit
devoir toucher à l'abîme. Sur chaque de-
gré étoient posés deux grands cierges, sem-
( 185 )
blables à ceux que Nouronihar avoit vus
dans sa vision, et dont la vapeur camphrée
fi'élevoit en tourbillon sous la voûte.
Ce spectacle, au lieu d'effrayer la fille
de Fakreddin, lui donna un nouveau cou-
rage ; elle ne daigna pas seulement pren*
dre congé de la lune et du firmament, et
6ans hésiter, quitta Fair pur de l'atmos-
phère, pour se plonger dans des exhalai-
sons infernales. La marche de ces deux
impies, étoitfière et décidée. En descen-
dant à la vive lumière de ces flambeaux,
ils s'admiroient l'un l'autre, et se trou-
voient si resplendissant qu'ils se croyoient
des intelligences célestes. La seule chose
qui leur donnoit de l'inquiétude, c'étoit
que les degrés ne finissoient point. Comme
ils se hâtoient avec une ardente impati-
ence, leurs pas s'accélérèrent à un point
qu'ils sembloient tomber rapidement dans
un précipice, plutôt que marcher; à la
fin, ils furent arrêtés par un grand portail
d'ébène que le Calife n'eut pas de peine
à reconnoitre; c'étoit là que le Giaour
( 186 )
l'attendoit avec une clef d'or à la matn«
Soyez les bien-venus en dépit de Maho<
met et.de ton te. sa séquelle, leur dit-il avec
son affreux sourire ; je vais vous intro:^
duire dans ce palais, ou vous avez si bien
acquis . une place. En disant ces mots il
toucha de sa clef la serrure émaillée^ et
aussi-tôt les deux battans s'ouvrirent avec
un bruit plus fort que le tonnerre de la
canicule, et se refermèrent ^ avec le même
bruit dès le moment qu'ils furent entrée.
, Le Calife et Nouronihar se regardèrent
avec étonnement, en se voyant dans un
lieu qui, quoique voûté, étoit si spacieux
et si élevé qu'ils, le* prirent d'abord pour
une plaine immense. Leurs yeux s'accou-
tumant enfin à la grandeur des objets, ils
découvrirent des rangs de colonnes et
des arcades qui alloient en diminuant, et
se terminoient en un point radieux comme
le soleil, lorsqu'il darde sur la mefr ses der--
niers rayons. Le pavé, semé de poudre
d'or et de safran, exhaloit une odeur si
subtile, qu'ils en furent comme étourdis*
< 187 )
lis avancèrent cependant, et remarquè-
rent une infinité de cassolettes où brû-
loient de l'ambre gris et du bois d'aloës.
Entre les colonnes, étoient des tables cou-
vertes d'une variété innombrable démets et
de toutes sortes de vins qui pétilloient dans
des vases de crystaL Une foule de Ginns
et autres Esprits follets des deux sexes^
dansoient lascivement par bandes au son
d'une musique, quirésonnoit sous leurs pas.
Au milieu de cette salle immense, se
promenoit une multitude d'hommes et de
femmes, qui tous, tenant la main droite sur
le cœur, ne faisoient attention à nul
objet, et gardoient un profond silence.
Ils étoient tous pâles comme des cadavres,
et leurs yeux enfoncés dans leurs têtes,
ressembloient à ces phosphores qu'on ap-
perçoit la nuit dans les cimetières. Les
uns étoient plongés dans une profonde
rêverie ; les autres écumoient de rage,
et couroient de tous côtés comme des ti-
gres blessés d'un trait empoisonné ; tous
«'évitoient; et quoiqu'au milieu dune
/
( 188 )
foule, chacun erroit au hasard, comme
s'il eût été seul.
A 1 aspect de cette funeste compagnie,
' Vathek et Nouronihar se sentirent glacés
d'effroi. Ils demandèrent arec importu-
nité au Giaour, ce que tout cela signifioit,
et pourquoi tous ces' spectres ambulans
n'ôtoient jamais leur main droite de des-
sus leur cœur ? Ne tous embarrassez pas
de tant de choses à l'heure qu'il est, leur
répondit-il brusquement, vous saurez tout
dans peu ; hâtons-nous de nous présenter
devant Eblis. Ils continuèrent donc à
marcher à travers tout ce monde; mais
malgré leur première assurance, ils n'a-
voient pas le courage de faire attention
aux perspectives des salles et des galeries,
qui s'ouvroient à droite et à gauche : elles
étoient toutes éclairées par des torches
ardentes, et par des brasiers dont la
flamme s'élevoit en pyramide, jusqu'au
centre de la voûte. Ils arrivèrent enfin
en un lieu, où de longs rideaux de brocard
cramoisi et or, tomboient de toutes parts
< 189 )
dans une confusion imposante. Là, on
u'entendoit plus les chœu!*» de musique
ni les danses ; la lumière qui y pénétroit,
sembloit venir de loin.
Vathek et Nouronihar se firent jour à
travers ces draperies, et entrèrent dans un
vaste tabernacle tapissé de peaux de léo-
pards. Un nombre infini de vieillards à
longue barbe> d'Afrites en complette ar-
mure, étoient prosternés devant les degrés
d'une estrade, au haut de laquelle, sur un
globe de feu, paroissoit assis le redoutable
£blis. Sa figure étoit celle d'un jeune
homme de vingt ans, dont les traits no-
bles et réguliers, sembloient avoir été
flétris par des vapeurs malignes. Le dé-
sespoir et l'orgueil étoient peints dans ses
grands yeux, et sa chevelure ondoyante
tenoit encore un peu de celle d'un ange de
lumière. Dans sa main délicate, mais
noircie par la fi)udre, il tenoit le sceptre
d'airain, qui fait trembler le monstre Ou-
ranbad, les Afrites, et toutes les puis-
sances de l'abîme.
( 190 )
A cette vue, le Galifé perdit toute con-
tenance, et se prosterna la face contre
terre. Nouronihar, quoiqu'éperdue, ne
pouvoit sempêcher d'iadmirer la forme
d'Ëblis» car elle s'étoit attendu à voir
quelque géant effroyable. £blis, d'une
voix plus douce qu'on auroit pu la supr-
poser^ mais qui portoit la noire mélan-
colie dans l'ame, leur dit : créatures d'ar-
gile, je vous reçois dans mon empire;
vous êtes du nombre de mes adorateurs ;
jouissez de tout ce que ce palais offre à
votre vue, des trésors des Sultans préada-
mites, de leurs sabres foudroyans, et des
talismans qui forceront les Dives à vous
ouvrir les souterreins de la montagne
de Caf, qui communiquent ' à ceux-ci.
Là, vous trouverez de quoi contenter
votre curiosité insatiable. Il ne tiendra
qu'à vous de pénétrer dans la forteresse
d'Aherman, et dans les salîtes d'Argenk
où sont peintes toutes les créatures rai-
sonnables, et les animaux qui ont' habité
la terre, avant la création de cet être
( 191 )
méprisable que vous appeliez le père d^
hommes,
Yathek et Nouronibar se sentirent con^
soles et rassurés par cette barangue. Ils
dirent avec vivacité au Giâour ; condui-
sez-nous . bien vite au lieu où sont ces
talismans précieux. Venez, répondit ce
méchant Dive, avec sa grimace p^rfide^
venez, vous posséderez tout ce que notre
maître vous promet, et bien davantage.
Alors il leur fit enfiler une longue allée,
qui commuuiquoit au tabernacle ; il mar-
choit le premier à grands pas, et ses mal*
heureux disciples le suivoient avec joie.
Ils arrivèrent à une salle spacieuse, cou*
verte d'un dôme fort élevé, et autour de
laquelle on voyoit cinquante portes de
bronze, fermées avec des cadenats d'acier.
Il régnoit en ce lieu une obscurité funè-
bre, et sur des lits d'un cèdre incorrup-
tible^ étoient étendus les corps décharnés
des fameux Rois préadamites, jadis Mor
narques imiversels sur la terre. Ils avoi-
eut encore aisez de vie pour connoitre
( 192 )
leur déplorable état; leurs yeux cbnser^
voient un triste mouvement; ils s'entre-
regardoient languissâmment les uns les au-
tres, et tenoient tous la main droite sur
leur cœur. A leurs pieds on voyoit des
iascriptions qui retra<;oient les évènemens
de leur règne, leur puissance, leur orgueil
et leurs crimes. Soliman Raad, Soliman
Daki, et Soliman dit Gian Ben Gian, qui,
après avoir enchaîné les Dives dans les
ténébreuses cavernes de Caf, devinrent si
présomptueux, qu'ils doutèrent de la puis^
sance suprême, tenoient là un rang distin-
gué; mais non pas comparable à celui du
prophète Suleïman Ben Daoud.
Ce Roi si renommé par sa sagesse, étoit
sur la plus haute estrade, et immédiate-
ment sous le dôme. Il paroissoit avoir
plus de vie que les autres; et quoiqu'il
poussât de tems en tems de profonds sou^
pirs, et tînt la main droite sur le cœur
comme ses compagnons, son visage étoit
plus serein ; et il sembloit être attentif au
bruit d'une cataracte d'eau noire, qu'on
( 193 )
«itrévoyoît à travers l'une des portes qui
étoit grillée. Nui autre bruit n'interrom-
poit le silence de ces lieux lugubres. Une
rangée de vases d'airain, entouroit l'es-
trade. Ote les couvercles de ces dépôts
cabalistiques, dit le Giaour à Yatbék;
prends les talismans qui briseront toutes
ces portes de bronze, et te rendront le
maître des trésors qu'elles renferment et
des Esprits qui en ont la garde.
Le Calife, que cet appareil sinistre
avoit entièrement déconcerté, s'approcha
des vases en chancelant, et pensa expirer
de terreur, quand il entendit les gémisse-
mens de Suleïman, que dans son trouble
il avoit pris pour un cadavre. Alors,
une voix sortant de la bouche livide du
prophète, articula ces mots : Pendant ma
vie, j'occupai un trône magnifique. A
ma droite étoieiit douze mille sièges d'or,
où les patriarches et les prophètes écou-
toient ma doctrine; à ma gauche, les
sages et les docteurs, sur autant de trônes
d'argent, assistoient à mes jugemens.
G
( 194 )
Tandis que je rendois ainsi justice à des
multitudes innombrables, les oiseaux vol-
tigeant sans cesse sur ma tête, me ser-
voient de dais contre les ardeurs du so-
leil. Mon peuple fleurissoit ; mes palais
s'élevoient jusqu'aux nues: je bâtis un
temple au Très-Haut, qui fut la merveille
de l'univers ; mais je me laissai lâchemiUEit
entraîner par l'amour des femmes, et par
une curiosité qui ne se bornoit pas aux
choses sublunaires. J'écoutai les conseils
d'Aherman, et de la fille de Pharaon ;
j'adorai le feu et les astres ; et quittant la
ville sacrée, je commandai aux Génies
de construire les superbes palais d'Istak-
har et la terrasse des phares, dont cha-
cun étoit dédié à une étoile. Là, pen^
dant un tems, je jouis en plein de la
splendeur du trône et des voluptés : non-
seulement les hommes, mais encore les
Génies m'étoieot soumis. Jecommençois
à croire, ainsi que l'ont fait ces malheureux
Monarques qui m'entourent, que la ven-
geance céleste étoit assoupie, lorsque la
( 195 )
foudre brisa mes édifices et me précipita
dans ce lieu. . Je n'y suis cependant pas^
comme tous ceux qui l'habitent, entière-
ment dépourvu d'espérance. Un ange de
lumière m'a fait savpir, qu'en considération
de la piété de mes jeunes ans, mes tour*
mens finiront lorsque cette cataracte (je
compte les goûtes) cessera de couler;
mais hélas! quand arrivera ce tems si dé-
siré? Je souffre, je souffre, un feu impi^
toyable dévore mon cœur.
En disant ces mots, Suleïman éleva ses
deux mains vers le ciel en signe de sup-
plication, et le Calife vit que son sein étoit
d'un crystal transparent, au travers duquel
on découvroit son cœur brûlant dans les
flammes. A cette terrible vue, Nouronihar
tomba comme pétrifiée dans les bras de
Vathek : ô Giaour ! . s'écria ce malheureux
prince, dans quel lieu nous ais-tu conduits ?
Laisse-nous en sortir ; je te tiens quitte de
toutes tes promesses. O Mahoniet! n'y
a-1ril plus de miséricorde pour nous? Non,
il n'y en a plus, répondit le malfaisant
o2
m
( m )
Divé ; sache que c'est ici ie séjour du dé-
sespoir et de la vengeance ; ton cœur sera
embrasé comme celni de tous les adora*
teurs d' Ëblis ; peu de jours te sont donnés
avant ce terme fatal, employe-les comme
ta voudras; couche sur des monceaux
d'or, commande aux puissances infer-
nales; parcours tous ces immepses sou«
terreins à (on gré, aucune porte ne te sera
fermée; quant à moi j^ai rempli ma mis^
sion, et je te laisse à toi-même. £n disant
ces mots, il disparut.
Le Calife et Nouronihar restèrent dans
un accablement mortel ; leurs larmes ne
pouvoient couler ; à peine pouvoient-ils se
soutenir; enfin, ils se. prirent tristement
par la main, et sortirent en chancelant de
cette salle funeste, sans savoir où ils al-
loient. Toutes les portes sWvroi^it à
leur approche, les Dives se prostemment
devant leurs pas, des magasins de richesses
ae déployoient à leurs yeux ; maïs ih n'u-
voient plus ni curiosité, ni orgueM, m ava-
rice. Avec ia même ind^rence, ils eur
( m )
teadoi^nt les chœurs d^ Giaus, et voyoient
les superbes repas qui étoient étalés de
toutes parts* Ils alloient errant da
chambre eu chambre^ de salle eu salle,
d'allée eu allée, tous autant de lieuse
sans bornes et sans limites, tous éclairés
par une sombre lueur, tous parés avec la
^nêqie triste magnificence, tous parcourus
par des gens qui cberchoient le repos et
le soulagement; mais qui le cberchoient
en vain, puisqu'ils portoient par-tout un
^<eur tourmenté dans les flammes^ Evités
de tous ces malheureux qui, par leurs re-
gards, sembloient se dire les uns aux au
très, c'est toi qui m'as séduit, c'est toi qui
m'as corrompu, ils se tenoient à l'écart,
et attendoient dans une angoisse eBVoyable
le moment qui devoit les rendre sembla^
blés à ces objets de terreur.
Quoi I disoit Nouronihar, le tems vien-
drart-il que je retirerai ma main de la
tienne? Ahl disoit Yathek, mes yeux'
cesseront-ils jamais de puiser à longs traits
4a volupté dans les tii^is? Les doux mo-
( 198 )
• • •
mens que nous avons passés ensemble me
seront-ils en horreur ? Non, ce n^est pas
toi qui m'as mené dans ce lieu détestable,
ce sont les principes impies par lesquels
Carathis a perverti ma jeunesse, qui ont
causé ma perte et la tienne : ah ! que du
moins elle souffre avec nous ! En disant
ces douloureuses paroles, il appella un
Afrite qui attisoit un brasier, et lui or-
donna d'enlever la princesse Carathis du
palais de Samarab, et de la lui amener.
Après avoir donné cet ordre, le Calife
et Nouronihar continuèrent de marcher
dans la foule silencieuse, jusqu'au mo-
ment où ils entendirent parler au bout
d'une galerie. Présumant que c'étoient
des malheureux qui, comme eux, n avoient
pas encore reçu leur arrêt final, ils se
dirigèrent d'après le son des voix, et
trouvèrent qu'elles partoient d'une petite
chambre quarrée, où siir des sofas
étoient assis quatre jeunes hommes de
bonne mine et une belle femme, qui s'en*
tretraoient tristement à la lueur d'uoe
( 199 )
lampe. Ils aroient tous Tair morne et
abattu, et deux d'entr'eùx s'embf itssoi^t
avec beaucoup d'attendrissement. En
voyant entrer le Calife et la fille de Fak^
reddin, ils se levèrent civilement, les sa-
luèrent et leur firent place. Ensuite» ce-
lui qui paroissoit le plus distingué de la
compagnie, s'adressant au Calife, lui dit:
Etranger, qui sans doute êtes dans la
même horrible attente que nous, puisque
vous ne portez pas encore la main droite
sur votre ccÈur; si vous venez passer avec
4I0US les affreux momens qui doivent s'é*
couler jusqu'à notre commun châtiment,
daignez nous raconter les aventures qui
vous on conduit en ce lieu fatal, et nou9
vous apprendrons les nôtres, qui ne méri-
tent que trop d'être entendues. Se retracer
ses crimes, quoiqu'il ne soit plus tems de
s'en repentir, est la seule occupation qui
convienne à des malheureux tels que nous.
Le Calife et Nouronibar consentirent
à cette proposition, et Vathek prenant la
parole, leur fit, non sans gémir, un sia?
m^massssÊSir-'
( 200 )
cère récit de tout ce qui lui étoit anÎTé.
Lorsqu'il eut fini sa pénible narration,
le jeune homme qui lut avoit parlé, com*
niença la sienne de la manière suivante.
Histoire des deux Princes amis, Alasr
et Firoti2, enfermés dans le palais du feu
souterreiû.
Histoire du Prince Barkiarokh enfermé
dans le palais du feu souterrein.
Histoire du Prince Kalilah et de la^
Princesse Zulkais, enfermés dans le palais
du feu souterrein.
Le troisème Prince en étoit au milieu
de son récit, quand il fut interrompu par
un bruit qui fit trembler et entr'ouvrir 1»
Toute. Bientôt après, une vapeur se dis*
dpant peu-àpeu, laissa voir Carathis sur
le dos de FAfrite, qui se plaignoit horri**
blement de son fardeau. £lle sauta à
terre, et s'approchant de son fils, lui dit ;
que fais4u ici dans cette petite chambrée
Voyant que les Dives t'obéissent, j'ai
cru que tu étois placé sur le trône des^
Rois préadamites.
(201 )
Femme exécrable» répoodit lé Calife,
que maudit soit le jour où tu m'as mis
au monde I Va, suis cet Afrite, qu'il te
mène dans la salle do prophète Suleïman;
là, tu apprendras à quoi est destiné ce
palais qui t'a paru si désirable, et combien
je dois abhorrer les connoissances impieer
que tu m'as données! La puissance où
tu es parvenu, t'a-t-elle troublé la tête,
répliqua Càrathis? Je ne demande pas
mieux q^ie de rendre mes hommages à
Suleïman le prophète* Il faut pourtant
que tu saches que TAfrite m'ayant dit
ique ni toi ni moi ne retournerions à Sa-
marah, je l'ai prié de me laisser mettre
ordre à mes affaires, et qu'il a eu la po-
litesse d'y consentir. Je n'ai pas manqué
de mettre à profit ces instans ; j'ai mis
le feu à notre tour où j'ai brûlé tout
vifs * les muets, les négresses, les tor-
pèdes et les serpens, qui pourtant m'ar
Toient r^du beaucoup de service», et j'en
aurois fait autant aii grand visir, s'il ne
m'avoit pas abandonnée pour MotavekeL
( 202 )
Quant à Bababalouk, qui avoit eu la sottise
de retourner à Samarah, et tout bonne-
ment d y trouver des maris pour tes fem-
mes, je l'aurois mis à la torture, si j'en
aTois eu le tems ; mais comme j'étois
pressée, je Tai seulement fait pfendre,
après lui avoir tendu un piège pour l'atti-
rer auprès de moi, aussi bien que les
femmes; je les ai fait enterrer toutes vi-
vantes par mes négresses, qui ont ainsi
employé leurs derniers moinens à leur
grande satisfe,ction. Pour Dilara, qui
m'a toujours plu, elle a montré son esprit
en se mettant ici-près au service d'un
Mage, et je pense qu'elle sera bientôt des
nôtres. Vathek étoit trop consterné pour
exprimer l'indignation, que lui eau soit un
tel discours; il ordonna à l'Afrite d'é-
loigner Carathis de sa présence, et resta
dans une morne rêverie que ses compag-
mons n'osèrent troubler.
Cependant Carathis pénétra brusque^
ment jusqu'au dôme de Suleïman, et sans
faire la moindre attention aux soupirs du
( 203 )
Prophète, elle ôta audacieusement les
couvercles des vases, et s'empara des ta-
lismans. Alors, élevant une voix telle
qu'on n'en avoit jamais entendue dans ce
funeste Empire, elle força les Dives à lui
monter les trésors les plus cachés, les
antres les plus mystérieux, que l'Afrite
lui-même n'avoit jamais vus. Elle passa
par des descentes rapides qui n'étoient
connues que d'Eblis et des plus puissans
de ses favoris, et pénétra au moyen de ces
talismans jusqu'aux entrailles de la terre
d'où souflSe le Sansar, vent glacé de la mort :
rien n'eifrayoit son cœur indomptable*
Elle trou voit cependant chez tout ce monde
qui portoit la main droite sur le cœur, une
petite singularité qui ne lui plaîsoit pas*
Comme elle sortoit d'un des abîmes,
Eblis se présenta à ses regards. Mais
malgré tout l'imposant de sa majesté, elle
ne perdit pas contenance, et lui fit même
son compliment avec beaucoup de pré*
sence d'esprit : ce superbe Monarque lui
répondit; Princesse, dont les connois-
tances et les crimes méritent un siège
'^W.
( 204 )
élevé dans mon empire, vous faites bien
d employer le loisir qni vons reste ; car les
flammes et les tourmens qui s'empareront
bientôt de votre cœur, vous donnerontasses
d'occupation. £n disant ces mots, il disr
parut dans les draperies de son tabernacle.
Carathis resta un peu interdite ; mais
résolue d'aller jusqu'au bout, et de suivre
le conseil d'£blis, elle rassembla tous les
chceurs des Ginns, et tous . les Dives pour
en recevoir les hommages. Elle mar^
choit ainsi en triomphe, à travers une
vapeur de parfums, et aux acclamations
de tous les Esprits malins dont la plupart
étoient de sa connoissance* Elle alloit
même détrôner un des Solimans pour
prendre sa place, quand une voix sortant
de l'abime de la mort, cria: tout est ac-
compli ! Aussi-tôt le front orgueilleux de
l'intrépide Princesse se couvrit des rides de
l'agonie ; elle jetta un cri douloureux, et
son cœur devint un brasier ardent : elle y
porta la main pour ne l'en retirer jamais.
Dans cet état -de délire, oubliant se»
vues ambitieuses et sa soif des sciaices
( 205 )
qui doivent être cachées aux mortels,
elle reuversa les offraudee que les Gdnns
avoient déposées à ses pieds ; et maudissant
l'heure de sa naissance et le sein qui Tavoit
portée, elle se mit à courir pour ne plus
s'arrêter, ni goûter un moment de repos.
. A peu près dans ce méaie tems, la
même voix avoit annoncé au Calife, à
Nourooîhar, aux quatre Princes et à la
Princesse, le décret irrévocable. Leurs
cœurs venoient de s'embraser ; et ce fut
alors qu'ils perdirent le plus précieux de$
dons du ciel, Vespéramce/ Ces Malheu-
reux s'étoient séparés en se jettant des
regards furieux. Vathek ne voyoit plus
dans ceux de Nouronibar que rage et que
vengeance; elle ne voyoit plus dans les
siens qu'aversion et désespoir. Les deux
Princes amis, qui, jusqu'à ce moment,
s'étoient tenus tendrement embrassés, s'é-
loignèrent l'un de l'autre en frémissant.
Kalil^ et sa sœur se firent mutuellement
un geste d'imprécation. Tous, par des con-
torsions effroyables et des cris étouffés,
témoignèrent l'horreur qulls avoient d'eux-
( 206 )
mêmes; tousse plongèrent dans la foule
maudite pour y errer dans une éternité
de peines.
Tel fut, et tel doit être le châtiment des
passions effrénées, et des actions atroces ;
telle sera la punition de la curiosité aveugle,
qui veut pénétrer au-delà des bornes que
le Créateur a mises aux connoissances hu-
maines; de l'ambition, qui, voulant ac-
quérir des sciences réservées à de plus
pures intelligences, n'a^cquiert qu'un or-
gueil insensé, et ne voit pa» que l'état
de l'homme est d'être humble et ignorant.
Ainsi le Calife Vathek^ qui, pour par-
venir à une pompe vaine, et à une puis-
sance défendue, s'étoit noirci de mille
crimes, se vit en proie à des remords, et à
une douleur sans fin et sans borne; ainsi
l'humble, le méprisé Gulchenrouz, passa
des siècles dans la douce tranquillité et le
bonheur de l'enfance.
fIN.
NOTES.
Page !•
(yALIFE. — Chez les Mahometaos, ce titre cqiht
prend à la fois les caractères réunis de prophète, dç
prêtre et de roi ; on l'emploie pour signifier le Vi-
caire de Dieu sur la terre. Etat de F Empire Ot'
toman, par Habesci^ pag. 9- D^Herbelot, page 9B5.
Expirait à r instant. — ^L'auteur du Nighiaristan
nous a conservé ce qui vient à l'appui de ce récit ;
et il n^y a aucune histoire de Vathek, dans laquelle il ne
soit fait mention de son œil teiriUe.
Page 2.
Omar Ben Abdalazix.'^Cdiife distingué de tous
les autres par sa tempérance, et son abnégation de
lui<*mème ; au point que l'on croit qu'il a été reçu
( â08 )
dans le sein de Mahomet, en récompense de son
abstinence exemplaire dans un siècle de corruptioné
D'Herbelot,p.6QO.
Page 2.
Samarah. — ^Ville de l'Iraque Babylonien, que Ton
suppose avoir été «tuée sur le lieu où Nembrod
éleva sa tour. Khondemir raconte dans la vie de
Motassem, que ce prince quitta Bagdad, pour ter^
miner les disputes qui s'élevoient continuellement
entre les habitans de cette ville et ses esclaves Turcs ;
et qu'il choisit une situation dans la plaine de Catoul,
où il bâtit Samarah. On assure qu'il avoit dans les
écuries de cette ville cent trente mille chevaux pies,
dont chacun transporta par son ordre un sac de terre
sur la place qu'il avoir choisie : de cet amas énorme,
il se forma une élévation qui domiooit sur toute l'é-
tendue de Samarah, et qui servit de base à son mag-
nifique palais. D^Herbelotfp. 752. 808. 985. Anec-
dotes Arabes, p> 413.
Page 3.
Mani. — Cet artiste, vivoit sous le règne de Scha-
bur ou Sapor, fils d'Ardschir Babegan; il étoit
peintre et sculpteur de profession, et il fut fondateur
de la secte des Manichéens. J)'HerbeIotj p. 548*
( 209 )
Page 23.
Giaour. — Infidèle.
Page 67.
Fases de Fagfouri, — Les Orientaux donnent le
nom de Fagfouri à la porcelaine de la Chine, dont
l'usage est ancien chez eux. Ils appellent TEm-
pereur de la Chine, le Fagfour.
Page 58.
Istakhar. — Cette cité étoit, sous les Rois des trois
premières races, l'ancienne Persépolis, la capitj^e de
la Perse. L'auteur du Lebtarikh dit que Kischtab
établît son séjour dans cette ville; qu'il y érigea
plusieiu's temples consacrés a l'élément du feu ; et
qu'il fit creuser pour lui-même et ses successeurs,
dçs sépulcres dans les rochers de la montagne qui
communiquoient a la cité. Les ruines qui restent en-
core des colonnes et des figures mutilées par Alex-
andre et par le tems, prouvent évidemment que ces
anciens potentats avoient choisi cet endroit pour leur
sépulture. D'Herbelot,p. 59,7.
Gian Ben Gian. — Par ce nom l'on distinguoit le
Monarque de cette espèce d'êtres appelles par les
Arabes, Gian ou Ginn^ qui signifie Génie, et par
P
( 210 )
les Tarikhs Thabari, Feez ou Fées. Gian Ben Gian
étoit fameux par ses expéditions gueiTièi:es et par ses
édifices prodigieux ; suivant les écrivains Orientata^
les pyramides d'Egypte étoient au nombre des monu-
mens de sa puissance: D'Herbelot, p. 396. Bailly,
sur r Atlantide, p. 147.
Page 58.
Sultans préadamites,—'Ce8^ou3i€iue8j qui étoient
au nombre de soixante-douze, avoient chacun le
gouvernement d'une espèce distincte d'êtres raison-
nablesy antérieurs à l'existence d'Adam. D^Herbelot,
p. 820.
Page 60.
Rocnabad. — Le ruisseau de ce nom coule près
de la cité de Schiraz. Ses eaux sont extraordinaire-
ment claires et limpides^ et ses bords couverts de la
plus belle verdure.
Page 62.
Pots remplis de scorpions. — Cétoit un goût de
famille. Motavekel, frère de Vathek, régaloit ses
convives de la même manière^ et s'amusoit aussi quel-
quefois à. les guérir avec une thériaque admirable.
D'Herbelot,p.64l.
( 211 )
Page 63.
MouUahs. — ^Titre de ceux ([in, chez les Maho-
métans, étoient élevés dans la science des loix : de
leur classe on tiroit les Juges des vUles et des pro-
vinces.
Page 64.
Bababaloukf hors de luL — L'énormité de la
pro&nation de Vathek ne peut être sentie que par un
Musulman orthodoxe, ou par quelqu'un qui se rap^
pelle l'ablution et la prière indispensablement requi-
ses en pareil cas, Disc, préL de Sale, p. 139*
Alcoran, chap. iv. Etat de P Empire Ottoman^ par
Habesci, p. 93^
Page 66.
Vin de Schiraz.^^SclÔTRZ étoit fameuse dans
l'Orient pour les vins de différentes sortes qu'elle
produisoity mais particulièrement pour son vin rouge,
qui étoit même plus estimé que le vin blanc de
Kirmith.
Page 80.
Des fours d^argent.—'hes fours portatifs étoient
une partie des meubles des voyageurs Orientaux.
p 2
f ^
( 212 )
S. Jérôme (CompL 8. 10.) les a décrits en détail.
Ceux des Califes étoient de la même espèce^ excepté
qu'ils étoient d'argent au lieu de cuivre.
Page 82.
La Simorgue. — C'est cet oiseau chimérique de
l'Orient dont on dit tant de merveilles. Il avoit non-
seulement le don de la raison, mais encore la con-
noissance de toutes les langues ; d'où l'on peut con-
clure que c'étoit un génie sous une forme empruntée.
Cette Créature rapporte d'elle-même qu'elle avoit vu
douze fois commencer et finir la grande révolution de
sept mille ans, et que dans sa durée, le monde avoit
été sept fois dépeuplé, et sept fois repeuplé d'habi-
tans. Elle est représentée comme la grande amie
de la race d'Adam et l'ennemie la plus décidée des
Dives. Tahamurath et Aberman apprirent par ses
prédictions tout ce qui devoit leur arriver, et ils ob-
tinrent qu'elle les seçonderoit dans toutes leurs entre-
prises. Tahamurath, armé du bouclier de Gian Ben
Gian, fut porté dans l'air par la Simoi^ue, au dessus
du noir désert jusqu'à la montagne de Caf ; le panache
de son casque étoit de plumes tirées du sein de cet
oiseau. La Simorgue étoit invulnérable dans les
combats^ et les héros qu'elle favorisoit, ne manquoient
jamab de réussir. Quoiqu'elle fût assez pui3sante
( 213 )
pour exterminer ses ennemis, cependant on supposait
(]^'il lui etoit interdit d'exercer ce fktal pouvoir. Pour
prouver combien la Providence est universelle danr
le soin qu'elle prend des êtres créés, Sadi prétend
que la Simorgue, malgré sa masse immense, n'est
pas embarrassée de trouver sa nourriture sur la mon-
tagne de Caf.
Page 83.
Afrites, — C'étoit une espèce de Méduse ou La-
mie, le plus terrible et le plus cruel de tous les or-
dres des Dives.
Page 89.
»
Le Bismillah, — Ce mot qui est à la tête de tous les
chapitres de l'Alcoran, excepté le dix-neuvième, sig-
nifie " Au nom du Dieu très-misericordieux."
Page 91,
Tecthravan. — Cette espèce de trône ambulant,
quoique plus commun à présent que dans le'tems de
Vatfaek, est encore réservé aux personnes du premier
rang.
Page 104.
Des petits plats ^abomination. — Le Koran a
établi diverses distinctions, relativement a différentes
( 214 )
sortes de nourritures ; et beaucoup de Mahometans
sont assez scrupuleux pour ne pas toucher à la viande
de certains animaux, sur lesquels on a oublié de pro-
noncer, à Finstant de leur mort, le mot de Bismillah.
Cérém, Relig. vol, vii.p. 110.
Page 105.
Périses. — Le mot Péri, dans le langage Persan,
ngnifie cette belle race.de créatures qui tient le milieu
entre les anges et les hommes. Les Arabes lui don-
nent le nom de Ginn ou Génie ; et nous, d'après les
Persans, peut-être, nous les appelions. Fées.
•
Page 109.
Meignoun et Leilah. — Ces personnages sont con-
sidérés par les Arabes comme les amans les plus
beaux et les plus fidèles. Leurs amours ont été
célébrées avec tous les charmes de la poésie dans
les différentes langues de l'Orient.
Page 111.
Shaddukian et Ambreàbad, — Deux villes des
Péries dans la région imaginaire du Ginnistan. La
première signifie plaisir et désir, l'autre la cité de
V ambre gris. Voyez Richardson, Dissert. jp. 169-
( 215 )
Page 118.
Sombres Goules. — Goul ou Ghul en Arabe, sig-
nifie un objet épouvantable qui ôte l'usage des sens.
D&-là dérive le nom de ces espèces de monstres qui
passent pour habiter les forêts, les cimetières et les
autres places désertes. On raconte que non-seule-
ment ils déchirent les vivans, mais encore déterrent les
morts pour les dévorer. Richardson, dissert,
p. 174 274.. Voyez amsi l'histoire d'Aminé dans
les Mille et une Nuits.
Page 120.
«
Plumes de héron toutes étincelantes d^escarboucles.
Les panaches de cette sorte font partie des attributs
de la royauté Orientale,
Page 121.
Uescarboucle de Giamchid. — Ce puissant Poten-
tat étoit le quatrième souverain de la Dynastie des
Pischadians, et frère ou neveu de Tahamuratli. Son
vrai nom étoit Giam ou Gem et Shilo, lequel, dans
l'ancien langage Persan, signifie le soleil, allusion faite
à la majesté de sa personne, ou à la splendeur de ses
actions.
Page 132.
Ites cris de Leillah-Illeilah, — Ces exclamations
qui signifient, " Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu,"
( 216 )
étoient ordinairemeiit prononcées avec une violente
émotion.
Page 136.
Monkir et Nekir. — Deux Anges noirs^ dont la
fonction est d'examiner tous les objets concernant la
foi. Quiconque ne leur rend pas un compte satisfai-
• . » y, . -
sant est certain d'être assommé avec des massues de
fer rouge^ et d'être tourmenté au-delà de toute expres-
sion. Cérém, Relig. vol. V. p. 101, voL Vil. p. 59.
68.118.
Le pont fatal, — Ce pont, nommé Al Siral en
Arabe, est supposé s'étendre sur le goufire infernal.
On le représente aussi mince que le fil d'une toile
d'araignée et anssi étroit que le tranchant de la lame
d'un sabre.
Page 167.
Eblis — D'Herbelot prétend que ce mot est une
corruption du grec diabolos. C'est une qualifica-
tion conférée par les Arabes au premier des Anges
apostats. Il est représenté comme exilé dans les ré-
gions infernales, pour avoir refusé a Adam l'hommage
que dieu lui même avoit ordonné de lui rendre«-
Page 181.
Balkis. — Nom de la reine de Saba,^ venue 'du Midi
( 217 )
pour admirer la sagesse et la gloire de Salomon.
Le Koran représente cette reine, comme une adora-
tice du feu. Salomon a la réputation de l'avoir non-
seulement traitée avec magnificence, mais encore de
l'avoir honorée de son trône et de son lit. Alcorariy
chap, xxvii, et les notes de Sale. D'Herbelot,
p. 182.
Page 189.
Oaranbad,—:'Ce monstre est représenté sous la
figure d'une hydre sûlée, très-féroce, et tient de la
classe des Rakshes, qui font leur nourriture ordinaire
de serpens et de dragons ; du Soham, qui a la tête d'un
cheval, avec quatre yeux, et le corps d'un dragoi^
couleur de feu ; du Syl, espèce de basilic^ avec une
face humaine si efiiroyable, qu'aucun mortel ne peut
supporter son aspect; et ainsi des autres. Voyez le^
titres respectifs dans le Dictionnaire Persan, Arabe
et Anglois de Richardson.
Page 190.
La forteresse d'jàherman. — Dans la mythologie
Orientale, Aherman est réputé le démon de la dis-
corde. Les anciens romans de la Perse abondent en
descriptions de cette forteresse, dans laquelle les dé-
mons subalternes s'assemblent pour recevoir les loix
de leurs princes ; et c'est ck-là qu'ils partent pour
( 218 )
■i^er Aeicer leur maUce niT toute la terre. D'Herbe-
lot.p.U.
Page 190.
Les salla ^Argenk. — lies saUea die ce puissan^
Dire qui régnoit dans les mcHitagoes de Caf, conte-
notent les statues des soixante-douze Solimans, et les
portraits des différent»» créatures qui leur étoient at-
iichées. Aucune d'entr'eUes n'uvoit nen qui ressem-
bllt « la figure humaine.
riN DES NOTES
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